Le Devoir

Le veau d’or

- CHRISTIAN RIOUX à Paris

Dans le dernier film du réalisateu­r suédois Ruben Ostlund, The Square, tout semble aller sur des roulettes pour Christian. Ce parfait bobo directeur de galerie d’art qu’interprète le comédien Claes Bang mène une vie parfaite, jusqu’à ce qu’il se fasse voler son téléphone portable! C’est alors que tout se met à déraper. Dans son film précédent, Snow Therapy, Ostlund avait mis en scène une famille en vacances dans les Alpes. Lorsqu’une avalanche menace de tout détruire, le père prend la fuite en oubliant ses enfants… mais pas son téléphone !

Il y a longtemps que le cellulaire est devenu un objet d’idolâtrie. Une sorte de grisgris dont on supporte mal d’être séparé ne serait-ce que quelques instants. Bien sûr, l’objet est utile. Personne ne le conteste. Mais il joue aussi le rôle d’un fétiche. Au cinéma, il a depuis longtemps remplacé la cigarette. Le héros des années 1960 attendait le train absorbé dans ses pensées en faisant des ronds de fumée. Celui d’aujourd’hui tripote son téléphone à l’aéroport, convaincu qu’il recevra d’un moment à l’autre un texto dont dépend le sort du monde. Tout l’art consiste à savoir le dégainer, le manipuler et le consulter sans avoir trop l’air de le regarder.

On ne se surprendra pas de constater le tollé qui s’élève chaque fois qu’il est question de l’interdire, même dans les lieux où cela devrait être évident, comme à l’école. Pendant que cette interdicti­on est au Québec l’objet d’un curieux débat juridique — le cellulaire étant soudaineme­nt devenu l’objet d’un «droit»! —, en France le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, a décidé qu’il serait interdit dans toutes les écoles dès la rentrée de 2018. La promesse avait d’ailleurs été faite par Emmanuel Macron en campagne.

Faudra-t-il forcer les élèves à laisser leur joujou chez eux, leur permettre de le déposer dans un casier ou les obliger à l’éteindre en franchissa­nt le seuil de l’école? Peu importe, les enseignant­s ont accueilli cette décision avec soulagemen­t. La plupart y voient un renforceme­nt de leur autorité, à une époque où celle-ci est dangereuse­ment malmenée.

Pour eux, l’enjeu est simple. Il s’agit de résister, au moins à l’école, à cette vague qui submerge le monde et nous empêche par tous les moyens du numérique de nous concentrer. Les enseignant­s savent que le premier ennemi de la connaissan­ce est aujourd’hui cette agitation frénétique qui pousse les élèves à répondre à toutes les sollicitat­ions et à se disperser en permanence en une multitude de petits gestes tous plus insignifia­nts les uns que les autres. «Ô temps! suspends ton vol.» Il n’y a pas d’enseigneme­nt sans silence, sans concentrat­ion, voire sans un certain recueillem­ent. Suivre jusqu’à son terme le raisonneme­nt complexe d’un maître ou se donner la discipline de lire un ouvrage littéraire, c’est accepter de s’engager humblement dans une aventure qui, contrairem­ent au clic répétitif et frénétique, ne promet pas de résultat instantané.

L’interdicti­on du cellulaire ne devrait d’ailleurs pas concerner que les classes. Car il en va des relations humaines aussi. À la suite de l’interdicti­on du cellulaire au Brighton College dans le sud de Londres, son directeur, Steve Marshall, se félicitait de retrouver à la cantine « un merveilleu­x brouhaha de conversati­ons et de rires». On nous opposera le «droit» des élèves. Mais l’école n’est ni le lieu des droits ni celui de la démocratie. De quel «droit» en effet imposerait-on alors certains savoirs et certains apprentiss­ages aux élèves? Il n’est pas question ici de «droit», mais du «devoir» que les élèves ont de s’instruire et d’accéder à la connaissan­ce. Or, en ce domaine, les élèves n’ont ni les connaissan­ces ni la maturité de se déterminer eux-mêmes.

«On veut que l’école soit ouverte sur le monde ; on se plaint ensuite de ce que s’y engouffren­t toutes les misères et tous les désordres du monde!» écrivait le professeur de philosophi­e Jacques Muglioni dans un livre dont le titre est déjà tout un programme: L’école ou le loisir de penser (Miner ve).

Loin d’être ouverte à tous les vents, l’école devrait plutôt être un sanctuaire qui protège les élèves de la sauvagerie du monde. Il n’y a pas d’éducation qui tienne sans la nécessité de s’abstraire de l’agitation ambiante. Sans se protéger des idéologies politiques ou religieuse­s, y compris cette idéologie technicien­ne omniprésen­te qui pense résoudre les problèmes de l’humanité par de simples gadgets.

La déificatio­n du cellulaire en est un bel exemple. Sa manipulati­on crée un sentiment de toute-puissance narcissiqu­e qui se transforme en esclavage. D’un simple clic, on croit pouvoir embrasser le monde sans le moindre effort — sentiment futile s’il en est un. Accepter de l’éteindre, c’est déjà reconnaîtr­e que la technique ne saurait gouverner nos vies. C’est aussi faire preuve d’humilité et reconnaîtr­e que nous ne sommes pas tout-puissants. C’est accepter que nous avons encore des choses à apprendre et que, contrairem­ent à la magie du clic, ce sera long et difficile. Bref, c’est la condition même de la connaissan­ce.

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