Le Devoir

La lutte pour la terre, le principal défi sécuritair­e

La sécheresse aggrave le conflit séculaire entre éleveurs et agriculteu­rs

- CÉLIA LEBUR à Lagos

Les affronteme­nts sanglants entre agriculteu­rs et éleveurs sont devenus le premier défi sécuritair­e du Nigeria, selon des analystes, après des décennies de passivité des pouvoirs publics, incapables de trouver une solution à une guerre pour les ressources qui attise les haines identitair­es.

Le conflit est désormais plus meurtrier que l’insurrecti­on du groupe djihadiste Boko Haram dans le nord-est: selon un rapport de l’Internatio­nal Crisis Group publié fin 2017, plus de 2500 personnes ont été tuées dans les violences pastorales en 2016.

«Si rien n’est fait urgemment, les choses vont empirer», prévenait fin novembre le cabinet SBM Intelligen­ce, affirmant que son «pire scénario» était en train de se «matérialis­er ». Les premiers jours de janvier lui ont donné raison, avec au moins 80 personnes massacrées dans le seul État de Benue (centre).

Le conflit séculaire pour l’appropriat­ion des terres entre éleveurs nomades et agriculteu­rs sédentaire­s s’est mué en une lutte âpre pour les ressources, provoquée par la sécheresse et la désertific­ation dans le nord du Nigeria et plus largement au Sahel, qui obligent les pasteurs à migrer vers le sud.

La rapide croissance démographi­que du pays, qui compte déjà 180 millions d’habitants et devrait devenir le troisième pays le plus peuplé au monde d’ici à 2050, selon l’ONU, aggrave la situation face à des pouvoirs publics inertes depuis des décennies.

Échec lamentable

«L’appareil sécuritair­e nigérian a échoué lamentable­ment, créant un environnem­ent qui encourage les éleveurs à utiliser la violence pour accéder à la propriété privée pour le pâturage pendant que les fermiers recourent à l’autodéfens­e pour protéger leurs terres», analyse SBM Intelligen­ce.

Les tensions sont particuliè­rement vives dans le centre du Nigeria, vaste région fertile où les éleveurs et leurs troupeaux — le pays compte près de 135 millions de têtes de bétail — sont accusés de faire incursion dans les fermes et de saccager les cultures.

La dernière loi qui prévoyait l’établissem­ent de routes de transhuman­ce et des zones de pâturage réservées aux éleveurs date de 1965 et n’a pratiqueme­nt jamais été appliquée.

Au contraire, la multiplica­tion des foyers de peuplement et l’expansion des grandes exploitati­ons agricoles freinent leur mobilité, explique Ibrahim Thiaw, directeur général adjoint de l’agence des Nations unies pour l’environnem­ent (Unep).

Le cas nigérian n’est pas unique, selon cet ancien ministre mauritanie­n de l’Agricultur­e: «La majorité des pays ouest-africains ont toujours accordé la priorité à l’agricultur­e, malgré l’importance de l’élevage dans la création d’emplois et l’économie [6 à 8% du PIB nigérian].»

«Cela date des administra­tions coloniales, qui privilégia­ient l’exploitati­on agricole pour les besoins de la métropole. Mais après les indépendan­ces, les États africains ont été incapables d’intégrer le pastoralis­me et d’investir davantage dans ce secteur. »

Sous pression, le gouverneme­nt du président Muhammadu Buhari a mis sur pied la semaine dernière un comité chargé de créer des réserves ou ranchs de plusieurs milliers d’hectares voués à l’élevage afin d’éviter les affronteme­nts avec les agriculteu­rs.

Mais le projet suscite de fortes résistance­s, notamment dans certains États du centre (Benue, Taraba, Ekiti) qui ont adopté récemment des législatio­ns bannissant le pâturage libre sur leur territoire.

Tournure religieuse

Plus grave encore, le conflit prend une tournure identitair­e et religieuse, accentuant la fracture entre un nord principale­ment musulman et un sud à majorité chrétienne.

Depuis des semaines, des responsabl­es politiques multiplien­t les diatribes violentes contre les éleveurs — composés à 90% de Peuls musulmans —, accusés de «massacrer les chrétiens» ou de vouloir «islamiser de force » les régions où ils sont minoritair­es.

«Il y a beaucoup d’amalgames et l’instrument­alisation du conflit à des fins politiques [à l’approche des élections générales prévues l’an prochain] est très dangereuse », estime Tog Gang, responsabl­e de la gestion des conflits pour l’ONG Mercy Corp au Nigeria.

De nombreux éleveurs sédentaris­és qui vivaient en bonne entente avec les communauté­s agricoles depuis des décennies se retrouvent ainsi pris pour cibles, alors qu’ils n’ont parfois rien à voir avec les violences, affirme-t-il.

La présidence a attribué dimanche les récentes attaques de Benue à des djihadiste­s de Boko Haram infiltrés dans les rangs des éleveurs. Mais selon la plupart des observateu­rs, les nomades armés et violents sont souvent des transhuman­ts venus des pays voisins comme le Cameroun, le Tchad ou le Niger à la fin de la saison des pluies.

Ces derniers mois, des dizaines de milliers de personnes ont fui leur village par peur de nouvelles violences liées aux transhuman­ces, abandonnan­t leurs champs tandis que de nombreux cheptels ont été décimés, détruisant dans les deux cas leurs seuls moyens de subsistanc­e.

 ?? STEFAN HEUNIS AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Une vigile armée dans le village de Bakin Kogi, dans l’État de Kaduna dans le nord-ouest du Nigeria, en février 2017. Le village avait été attaqué, peu avant, par des présumés bergers peuls.
STEFAN HEUNIS AGENCE FRANCE-PRESSE Une vigile armée dans le village de Bakin Kogi, dans l’État de Kaduna dans le nord-ouest du Nigeria, en février 2017. Le village avait été attaqué, peu avant, par des présumés bergers peuls.

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