La décriminalisation de l’avortement, 30 ans plus tard
Nous célébrons dimanche le 30e anniversaire du jugement historique rendu par la Cour suprême du Canada le 28 janvier 1988 dans la cause du Dr Henry Morgentaler, accusé de pratiquer illégalement des avortements. Cette décision invalidait l’article 251 du Code criminel, qui, depuis 1969, ne permettait l’avortement que si la grossesse mettait en danger la vie ou la santé de la mère.
Dans cette décision, les juges ont estimé que la procédure pour obtenir un avortement thérapeutique portait atteinte au droit à la sécurité de la femme enceinte garanti par la Charte canadienne des droits et libertés, mais aussi à son droit à l’intégrité physique et émotionnelle. Les juges ont également statué que le foetus n’était pas une personne humaine tant qu’il n’était pas sorti vivant du sein de sa mère. Pour sa part, la juge Wilson affirmait que le droit à la liberté garantissait à chaque individu «une marge d’autonomie personnelle sur les décisions importantes touchant intimement à sa vie privée». En plus de décriminaliser complètement l’avortement, ce jugement reconnaissait ainsi à plus de la moitié de la population le droit de contrôler sa capacité reproductive.
Depuis 1988, la Cour suprême a renforcé et complété ce jugement à quatre reprises: refus de reconnaître des droits au géniteur, réaffirmation que le foetus n’est pas une personne juridique jouissant de droits, confirmation que seule la femme peut décider d’interrompre ou non une grossesse et reconnaissance aux femmes enceintes du droit à la vie privée, à l’autonomie, à la liberté et à l’égalité.
Nous nous réjouissons de ces gains majeurs, ainsi que des échecs répétés du mouvement antiavortement à recriminaliser l’avortement. Bien que la majorité des partis politiques représentés au Parlement canadien soient pro-choix, nous aurions des raisons de craindre l’élection d’un gouvernement conservateur dirigé par Andrew Scheer, fervent militant antiavortement.
Accès aux services
Aujourd’hui et depuis toujours, un des principaux enjeux demeure l’accès à des services d’avortement. Dès le début des années 1980, les militantes ont entrepris la bataille des services: «À quoi ça sert d’avoir un droit si on ne peut l’exercer?» Au Québec, elles ont obtenu des services d’avortement de qualité, accessibles partout. Pour la gratuité complète, il a fallu attendre la décision de la Cour supérieure du Québec qui concluait, en 2006, que le gouvernement violait sa propre loi en obligeant les cliniques privées et les centres de santé des femmes à réclamer des frais aux femmes pour des services déjà assurés.
Grâce à cette longue lutte soutenue par une opinion publique majoritairement favorable au libre-choix, en 2016, le Québec disposait d’un peu plus de la moitié des ressources en avortement au Canada (soit 50) désormais protégées par une loi qui interdit aux manifestants antiavortement de s’en approcher à plus de 50 mètres.
Situation enviable, certes. Cependant, l’accessibilité ne se mesure pas uniquement au nombre de ressources disponibles. En 2014, la FQPN constatait l’inégalité de leur répartition territoriale: 12 régions du Québec sur 17 ne disposaient que d’un ou deux points de services; 20 des 48 points de services ne pratiquaient des avortements qu’un jour par semaine; dans 21 points de service, l’attente allait de trois à cinq semaines; et 22 d’entre eux ne disposaient pas de tables gynécologiques adaptées aux personnes à mobilité réduite.
À ces obstacles s’ajoutaient la difficulté d’obtenir de l’information sur les services disponibles ou sur les démarches à entreprendre, le recours aux boîtes vocales ainsi que les coûts à assumer pour avorter hors de sa région (transport, hébergement) et ceux de l’avortement luimême si on n’est pas couverte par le régime d’assurance maladie.
L’accès aux services est également restreint lorsque ces services ne sont pas inclusifs. En matière de santé reproductive, la situation est inquiétante pour les personnes jeunes, sans statut, incarcérées, trans, non conformistes dans le genre, racisées, autochtones ou en situation de handicap. Un accès équitable à la gamme complète de services de santé reproductive — dont l’avortement — exige qu’on reconnaisse et qu’on abolisse ces barrières complexes. Dans une perspective de justice reproductive, nos analyses et revendications doivent donc tenir compte de la réalité des personnes et groupes dont les voix sont moins souvent entendues en matière d’avortement.
Recours nécessaire
Le recours à l’avortement sera toujours nécessaire, et ce, pour plusieurs raisons: aucune méthode contraceptive n’est efficace à 100%; trop de relations sexuelles sont vécues dans un contexte de violence conjugale, de relations inégalitaires ou imposées par la force; il y aura toujours des femmes cisgenres et des personnes trans ou non binaires qui ne souhaiteront pas avoir d’enfant et d’autres qui voudront en limiter le nombre, parce que l’instabilité des couples et la précarité financière ne sont pas des situations exceptionnelles. Voilà pourquoi l’avortement doit être considéré comme un service essentiel.
Nous resterons vigilantes quant à l’accessibilité et à la qualité des services en avortement au Québec. Nous continuerons à revendiquer la gratuité de la contraception et une éducation à la sexualité positive, inclusive et émancipatrice. Et nous disons à M. François Legault que des p’tits chèques ne nous convaincront pas de peupler davantage le Québec. Depuis 1977, nous répétons sans relâche que «nous aurons les enfants que nous voulons». Depuis 1988, nous répondons ceci à toute tentative de recriminaliser l’avortement: «Criminel.le.s plus jamais ! » Nous n’avons pas changé d’idée.