Un an plus tard
Je me souviens de la terreur, ce soir-là, apprenant qu’un homme avait ouvert le feu dans une mosquée de Québec. Je me souviens de la douleur accentuée par le fait de ne pas être complètement surprise. Et de ces mots malheureux prononcés à la télévision : du «terrorisme inversé». Comme si on ne pouvait imaginer qu’une communauté marginalisée puisse être la cible d’un attentat.
Après, il y eut ce bel élan de solidarité. À la vigile de Montréal, j’ai cru que le discours sur les musulmans du Québec changerait, pour le mieux. Terrible qu’il ait fallu se rendre là, mais j’ai cru que ça ouvrirait les coeurs et les esprits. Un an plus tard, c’est le statu quo. Nous voilà englués dans les mêmes débats toxiques. Les gestes d’intolérance et de haine n’ont pas tari — au contraire. Les groupuscules d’extrême droite sont plus visibles que jamais. Plus organisés, aussi.
Suis-je seule à dresser un bilan si pessimiste ?
Une semaine après l’attentat de Québec, Télé-Québec présentait le documentaire T’es où Youssef, dans lequel le journaliste Raed Hammoud tente de comprendre comment et pourquoi un ancien camarade de classe est parti en Syrie rejoindre le groupe État islamique. Lors de la diffusion, dit-il, il y avait une écoute incroyable: «Tellement que j’ai cru qu’on s’ouvrait enfin aux musulmans du Québec. Qui ils sont, ce qu’ils font tous les jours. Mais on est vite revenu aux mêmes réflexes sensationnalistes.» Focaliser sur des personnages controversés et peu représentatifs, faire des amalgames. Créer des antagonismes qui ne règlent rien et ignorer ce que les gens ordinaires ont à dire. Pour Raed, il y a un lourd poids à porter pour les citoyens de confession musulmane : « Toujours devoir se justifier. »
Ce soupçon permanent a un coût. Au-delà des actes haineux, il y a un ensemble de choses plus insidieuses. Un exemple? Ali Kwassan est photographe. Sur son site Web, ses cartes professionnelles ou lorsqu’il répond à un appel d’offres, il utilise un pseudonyme. Pour que son nom sonne «moins arabe». «Pure raison d’affaires. On ne sait jamais quand ça peut jouer contre toi», dit-il, sur un ton détaché. Comme si c’était normal. Il ajoute que sa fiancée, qui porte le foulard, est toujours inquiète dans le métro. Elle se tient loin des rails. «C’est peut-être exagéré, mais on ne sait jamais.» On ne sait jamais: tous les jours, cette charge à porter. Le sentiment de sécurité confisqué. Ça, je l’ai entendu souvent.
Le Québec n’est pas une société profondément islamophobe. Personne ne le prétend. Mais la discrimination, le racisme et l’intolérance existent et minent des vies. Si la belle mobilisation post-attentat suggérait qu’on l’avait compris, aux yeux de plusieurs on a depuis régressé. Amel Zaazaa, militante, me dit: «Avant l’attentat, il y avait toujours le bénéfice du doute sur les questions d’islamophobie. Bien sûr, il y avait les gestes contre les mosquées, les agressions verbales, mais on n’avait pas vu jusqu’où ça pouvait mener. » À présent, nous n’avons plus le droit de ne pas voir.
Vous me direz qu’il ne faut pas généraliser à partir du crime d’une seule personne. Les gestes de violence extrême ne surgissent jamais ex nihilo. Ils s’inscrivent dans un contexte. L’attentat de Québec représente le paroxysme de la violence, mais on ne peut ignorer le terreau dans lequel il s’enracine.
Or comment se fait-il qu’on soit toujours incapable d’avoir une conversation sérieuse sur cela? Le plus souvent, on cède le contrôle du discours à ceux qui profitent — politiquement, médiatiquement — de la peur et de la division. En criant au « procès des Québécois » dès qu’on veut parler des discriminations que vivent, justement, certains citoyens du Québec, on s’enferme dans un déni stérile qui reconduit des inégalités et des divisions. Comme me l’a si bien dit Asmaa Ibnouzahir, qui a écrit en 2015 l’essai Chroniques d’une musulmane indignée : «On ne peut pas parler de vivre-ensemble si l’on ne reconnaît pas l’existence des rapports de pouvoirs.» Impossible, en effet, de bâtir quelque chose, d’avancer ensemble, si l’on néglige de déconstruire ce qui relègue certains groupes de citoyens aux marges.
Je suis convaincue qu’on peut cultiver la solidarité nécessaire partout sur le territoire du Québec. Notre société est accueillante et ouverte, je le crois profondément. Mais elle n’est pas immunisée contre les injustices pour autant. Je crois aussi que, sur ces questions, nous avons manqué d’écoute, de toutes parts. Continuer dans cette voie serait une grave erreur. Se laisser emporter dans une autre campagne électorale jouée sur le dos des musulmans et des minorités aussi. Nous avons beaucoup de choses à perdre, et beaucoup d’autres choses à construire. Le pessimisme peut céder la place à l’optimisme, pour autant qu’on se retrousse les manches.
Le Québec n’est pas une société profondément islamophobe. Mais la discrimination, le racisme et l’intolérance existent et minent des vies.