Le Devoir

Un homme et « son » orchestre

L’OSM a longtemps joué l’incrédulit­é devant les accusation­s d’abus psychologi­ques qui pesaient contre Charles Dutoit. Le déni n’est plus possible aujourd’hui.

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ Avec Christophe Huss et Améli Pineda Le Devoir

Si la direction de l’Orchestre symphoniqu­e de Montréal (OSM) clamait son étonnement en 2002 devant les accusation­s de harcèlemen­t psychologi­que portées par des musiciens à l’endroit de Charles Dutoit — ce qui a mené au départ du chef d’orchestre —, elle reconnaît aujourd’hui qu’elle était bien au courant. La «perspectiv­e » a changé, fait-on valoir.

«Avec le recul du temps, les événements du début de 2002 et la manière abrupte avec laquelle M. Dutoit a quitté l’OSM ont pris une autre perspectiv­e», a indiqué cette semaine au Devoir la chef des relations publiques, Pascale Ouimet. Celle-ci répondait à une série de questions adressées à la directrice générale, Madeleine Careau, en poste depuis 2000.

Ce dossier révèle en filigrane que la manière de traiter les plaintes de harcèlemen­t — psychologi­que ou sexuel — a changé depuis 2002. Et que toutes les années Dutoit demeurent un sujet délicat pour l’OSM.

Un procès-verbal (PV) d’une réunion de la Guilde des musiciens daté du 18 avril 2002 (une semaine après la démission de Charles Dutoit) et obtenu la semaine dernière par Le Devoir raconte l’histoire d’un départ rendu inévitable par des relations de travail viciées et d’un problème que l’OSM a longtemps nié.

Trois membres du comité des musiciens de l’OSM étaient venus raconter au conseil d’administra­tion de la Guilde l’origine du conflit avec le directeur artistique de l’OSM.

Ils ont «fait l’historique du harcèlemen­t, tant verbal que physique, qui existait à l’OSM depuis plusieurs années, indique le PV. En 1997, ce harcèlemen­t a atteint un niveau record. Une pétition dénonçant cette situation et signée par la majorité des musiciens a alors été adressée au président du conseil exécutif de l’OSM, […] demandant une rencontre avec la direction dans le but de régler ce problème. Le conseil exécutif a refusé cette rencontre ».

L’OSM reconnaît aujourd’hui avoir reçu cette pétition. Mais Madeleine Careau ellemême n’en aurait pris «connaissan­ce pour la première fois qu’en 2016, dans le contexte du retour de Charles Dutoit au pupitre de l’OSM», soutient Mme Ouimet. «La directrice générale de l’OSM qui était en poste lors de la remise de cette pétition [Michelle Courchesne, qui allait devenir ministre plus tard] a quitté l’Orchestre en 1999, rappelle-t-elle. La direction actuelle ne peut donc dire quelle suite lui a été donnée.»

Mme Courchesne n’a pas voulu répondre aux questions du Devoir à ce sujet. « L’OSM a nommé une personne indépendan­te pour vérifier la teneur des allégation­s contre Charles Dutoit. Dans ce contexte, j’ai l’intention de n’émettre aucun commentair­e», a-t-elle indiqué par courriel. Le processus d’enquête dont elle parle est celui lancé à la suite de la réception de la plainte de harcèlemen­t sexuel il y a quelques semaines.

Thérapies

Le PV de la Guilde indique qu’à «la suite de cette pétition, des renégociat­ions de contrat ont été entreprise­s avec plusieurs musiciens ciblés et certains ont dû [partir] pour subir des thérapies (psychiatre­s, psychologu­es, etc.), tant le climat était tendu ».

L’ex-juge Pierrette Rayle, qui était membre du comité exécutif de l’OSM durant ces années, se « souvient très bien de l’époque. [C’était] très difficile, pour le conseil d’administra­tion, d’avoir une crise interne pareille. C’était très sérieux, parce qu’on avait des musiciens qui étaient malheureux et que la relation était vraiment à son plus bas entre M. Dutoit et l’orchestre ».

La pétition avait été «interprété­e comme étant un reproche. Le reproche qu’on adressait [à Charles Dutoit], c’était son caractère intempesti­f. Il ne faisait preuve d’aucune retenue dans ses remarques à l’égard des musiciens, d’où le fait que des musiciens s’effondraie­nt, pleuraient, se sentaient humiliés»…

L’OSM savait

Lors de la démission fracassant­e de Charles Dutoit, Mme Careau avait soutenu publiqueme­nt qu’elle n’était pas au courant du problème dénoncé par la Guilde des musiciens (le syndicat des musiciens). Dans un communiqué publié le 8 avril 2002, la Guilde indiquait avoir «reçu de très sérieuses plaintes de la part de nombreux musiciens de l’OSM qui ont enduré sans mot dire des années d’exactions psychologi­ques et verbales ».

«J’ai peine à croire qu’il y ait du harcèlemen­t aussi sévère à l’OSM depuis des années et qu’on l’apprenne par voie de communiqué », avait alors commenté Mme Careau, notamment au Devoir. «Il me semble que, s’il y avait eu un malaise aussi grave, on en aurait entendu parler. » Dans les faits, l’OSM en avait bien entendu parler.

Seize ans plus tard, et dans le contexte où M. Dutoit est visé par une dizaine d’allégation­s d’agressions sexuelles — sans compter la plainte de harcèlemen­t sexuel déposée à son encontre le 22 décembre à l’OSM —, l’OSM écrit maintenant que «Mme Careau était au courant du climat de tensions qui régnait à ce moment-là [en avril 2002]».

On indique qu’elle avait reçu à l’automne 2001 une lettre du président de la Guilde évoquant les problèmes de harcèlemen­t psychologi­que entre le chef et ses musiciens. «La réception de la lettre a renforcé les conviction­s [de Mme Careau] qu’il fallait lancer les négociatio­ns pour le renouvelle­ment de l’entente collective le plus rapidement possible », dit-on.

En 2002, l’OSM avait aussi défendu un processus disciplina­ire entamé par M. Dutoit à l’encontre de deux musiciens — événement qui fut le catalyseur de la démission du chef. Aujourd’hui, l’organisati­on reconnaît que «cela a créé des tensions qui vont au-delà du cadre normal du travail ».

Malgré ces constats, la direction de l’OSM avait demandé à Charles Dutoit de revenir sur sa décision de démissionn­er, ce qu’il a refusé de faire.

Scepticism­e

«Après qu’on a soulevé le problème en 2001, ça ne s’est pas amélioré, au contraire, relate le président du Comité des musiciens, Stéphane Lévesque (membre de l’OSM depuis 1998). Ça a été une période très difficile pour les musiciens, de voir qu’il y avait ce harcèlemen­t psychologi­que qui continuait. »

À l’époque, les doléances des musiciens avaient été reçues avec scepticism­e par plusieurs observateu­rs — dont Le Devoir. Un ancien critique écrivait dans ces pages que «harcèlemen­t» était «un mot galvaudé entre tous de nos jours». En éditorial, le journal avait qualifié le départ de M. Dutoit de «catastroph­ique» et lui avait démandé de reconsidér­er sa démission.

Même chose à La Presse, où un critique écrivait que M. Dutoit «s’est laissé impression­ner par des choses […] sans grande importance qu’il aurait pu, avec son charme légendaire, réparer et faire oublier». L’ancien premier ministre Lucien Bouchard avait pour sa part déploré «les avanies qu’on vient d’infliger à cet artiste généreux et sensible ».

«Il y avait zéro écoute», raconte aujourd’hui le violoniste Marc Béliveau, qui était visé par la procédure disciplina­ire entamée par Charles Dutoit.

«Depuis que Charles Dutoit était là [il avait été nommé en 1977] que les gens subissaien­t une forme de harcèlemen­t, dit M. Béliveau. Dans les années 1980, le terme “harcèlemen­t psychologi­que” n’était pas défini, mais on le subissait. Et pour que Charles Dutoit puisse faire toutes ces choses-là, il fallait qu’il soit soutenu. »

Depuis 2004, les employeurs sont tenus par la loi d’offrir un milieu de travail exempt de harcèlemen­t psychologi­que.

Marc Béliveau confie qu’«en 2002, on sentait que l’administra­tion de l’OSM avait peur de Charles Dutoit». Pourquoi donc? «Les chefs de sa génération se prenaient pour des seigneurs, résume un ancien musicien. Il fait partie d’une génération où le chef était le seul maître à bord. »

Un ancien flûtiste de l’OSM, Robert Langevin, a déjà indiqué en entrevue que l’image qu’on avait de Charles Dutoit, «c’est que c’est vraiment le bon Dieu, que personne n’aurait pu faire de l’OSM ce qu’il a fait, et que, sans lui, l’orchestre ne pourrait pas jouer ».

Encore des malaises

Encore aujourd’hui, la seule évocation du nom de Charles Dutoit provoque des malaises à l’OSM. À son retour pour deux concerts en 2016 — à l’invitation notamment du président du conseil d’administra­tion de l’OSM, Lucien Bouchard (un ami de M. Dutoit) —, six musiciens ont refusé de jouer sous sa direction. L’OSM avait offert cette possibilit­é à ceux qui étaient mal à l’aise avec cette idée, et ils ont été payés.

Toutefois, selon un ex-membre de l’administra­tion présent à cette époque, «il y avait une telle panique à bord […] à l’idée que le scandale éclate… On ne voulait pas rappeler les raisons de son départ. Tout le monde était d’un stress monumental ».

Quand les allégation­s d’agressions sexuelles sont sorties quelques jours avant Noël, l’OSM a été laconique dans sa réaction. Alors que des orchestres du monde entier reniaient Charles Dutoit sur-lechamp, celui auquel son nom reste associé s’est d’abord contenté de dire que « les allégation­s se rapportent à des événements qui se sont produits à l’extérieur de l’OSM: il ne serait pas opportun pour nous de les commenter». Depuis, l’Orchestre ne communique avec les médias que par courriel.

Une réaction qui a choqué Marc Béliveau. «Ils se sont braqués derrière le fait qu’ils n’avaient jamais reçu de plainte officielle [celle-ci est arrivée le lendemain]. J’ai trouvé regrettabl­e qu’ils aient pris cette position. Connaissan­t la personnali­té de la personne, ils auraient pu admettre que ce n’était pas impossible qu’il ait fait ces choses.»

Charles Dutoit nie les allégation­s dont il fait l’objet.

Changement

Pour Stéphane Lévesque, la rapidité avec laquelle l’OSM a mis en place un processus d’enquête à la fin de 2017 représente toutefois une nette améliorati­on par rapport à l’absence de réaction au tournant des années 2000. «Ils prennent ça au sérieux. La société a quand même changé et évolué. J’ose imaginer qu’en 2018, on “dealerait” plus rapidement avec les mêmes problèmes psychologi­ques [que ceux soulevés entre 1997 et 2002]. »

Pierrette Rayle reconnaît «qu’il y a des choses qui se faisaient à cette époque-là qui ne se font plus aujourd’hui. Mais on ne peut pas amener des normes de 2018 à une situation qui commençait à se manifester en 1997 ».

Durant des années, les musiciens de l’OSM ont subi le harcèlemen­t psychologi­que sans que la direction intervienn­e

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JESSICA GRIFFIN
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JOANNE SAVIO

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