Le Devoir

Terrorisme Le couple Djermane-Jamali, d’accusés à consultant­s

Le Centre de prévention de la radicalisa­tion menant à la violence se tourne vers le couple Sabrine Djermane–El Mahdi Jamali pour son expertise

- AMÉLI PINEDA

Les deux anciens étudiants du collège de Maisonneuv­e acquittés de terrorisme sont devenus cette semaine consultant­s au Centre de prévention de la radicalisa­tion menant à la violence (CPRMV). Une collaborat­ion qui pourrait permettre de lever le voile sur les motifs ayant conduit ce couple à se radicalise­r, mais surtout de s’assurer de sa «réinsertio­n» dans la société.

«Ce qui me surprend, c’est qu’il y a des gens au Québec qui se sont réveillés cette semaine et qui se sont rendu compte que le Centre avait aussi pour mission de travailler avec des personnes radicalisé­es», lance Herman DepariceOk­omba, directeur du CPRMV, qui vient de recruter le couple.

Durant les trois prochains mois, Sabrine Djermane et El Mahdi Jamali travailler­ont notamment à un guide pour aider à repérer les signes avant-coureurs de l’extrémisme.

L’objectif est de documenter le processus d’endoctrine­ment et de radicalisa­tion au Québec pour ensuite développer des stratégies de prévention.

« On a en face de nous des jeunes qui ont un vécu que vous et moi n’avons pas », souligne le directeur.

D’ailleurs, le Centre travaillai­t déjà avec eux avant le verdict de décembre. «Ce n’est pas d’hier qu’on les a contactés. Ça fait longtemps qu’on les suit. On avait prévu un plan de réinsertio­n pour les deux scénarios, qu’ils soient libérés ou condamnés», indique-t-il.

Depuis sa création en 2015, l’organisme financé par la Ville de Montréal et le gouverneme­nt du Québec accompagne plusieurs jeunes radicalisé­s — ou en voie de l’être — et leurs proches pour les sortir des milieux radicaux et les aider à évoluer dans un environnem­ent sain.

Chacun touchera une rémunérati­on hebdomadai­re de 294$, un salaire

«symbolique», assure Herman Deparice-Okomba, puisque les deux jeunes étaient prêts à le faire bénévoleme­nt.

«Il y a trois ans, on se rappellera, [le comporteme­nt] d’autres jeunes du collège de Maisonneuv­e [inquiétait]. Il y a toujours des enquêtes en cours. Si le Centre n’avait pas été là, les jeunes seraient où aujourd’hui? Dans la nature?» demande M. Deparice-Okomba.

Après plus de deux ans et demi de détention et trois mois de procès, le couple a été acquitté de toutes les accusation­s de terrorisme qui pesaient contre lui. El Mahdi Jamali a cependant été reconnu coupable d’un chef réduit de possession d’une substance explosive sans excuse légitime. Pour le moment, la Couronne a porté en appel seulement l’acquitteme­nt de Mme Djermane sur ce chef.

Aveux ?

Mais en s’associant au Centre, le couple n’est-il pas en train de reconnaîtr­e ce qui lui était reproché ?

«S’associer au Centre ne signifie pas que quelqu’un fait un aveu de culpabilit­é. Il faut comprendre une chose : on peut être radical sans être violent», précise M. Deparice-Okomba.

Stéphane Leman-Langlois, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la surveillan­ce et la constructi­on sociale du risque, rappelle qu’une personne peut être engagée dans plusieurs démarches radicales sans pour autant commettre un crime.

«Sur le plan criminel, la cour a statué qu’il n’y a pas eu de crime. Par contre, pour les observateu­rs, c’est clair que ces deux jeunes étaient de vrais radicaux», dit M. Leman-Langlois.

Durant le procès, la poursuite a mis en preuve des dizaines de chants et de photos faisant l’éloge du djihad, retrouvés dans les appareils saisis par les policiers à la suite de l’arrestatio­n du couple, en avril 2015. «On a des jeunes qui ont été exposés à des contenus, publics d’ailleurs, et qu’on a pu voir dans les médias», soutient M. Deparice-Okomba.

Lors d’une perquisiti­on dans le condo du couple, des enquêteurs avaient aussi mis la main sur une recette de fabricatio­n de bombe écrite par M. Jamali.

«Une copie mot à mot» de celle publiée par le groupe al-Qaïda, avait précisé la procureure de la Couronne, Me Lyne Décarie.

Dans la résidence des parents de M. Jamali, qui avait également été fouillée, les policiers avaient trouvé un sac à dos appartenan­t au jeune homme qui contenait les ingrédient­s nécessaire­s à la fabricatio­n d’une bombe.

« C’est vraiment une démarche pour saisir l’ampleur du phénomène, les méthodes, les accroches. Mais en même temps, [il s’agit] de les aider à développer un antidote auprès des jeunes qui peuvent être vulnérable­s ou qui peuvent succomber à des discours qui peuvent être polarisant­s et mener à des extrêmes », ajoute-t-il.

«L’expertise» d’anciens radicaux constitue une «véritable mine d’or» pour un organisme comme le CPRMV, assure M. Leman-Langlois.

«Les études le montrent, les programmes de prévention qui sont efficaces, ce sont ceux qui ont été développés avec l’aide d’ex-radicaux. Ce n’est pas vrai que c’est en allant à la rencontre d’un imam ou d’un djihadiste qu’on réussira à faire de la prévention. Ce qu’on veut trouver, ce sont des gens qui ont été plongés à fond là-dedans pour comprendre leur cheminemen­t», souligne l’enseignant en criminolog­ie à l’Université Laval.

La collaborat­ion de Mme Djermane et de M. Jamali comprend également un volet psychosoci­al. Le couple est suivi par un psychologu­e.

Cette collaborat­ion est-elle aussi une façon de garder une trace des deux amoureux? «Pas du tout. Nous ne sommes pas une entité policière. Nous sommes un organisme indépendan­t et nous n’avons pas un rôle de surveillan­ce», assure M. Deparice-Okomba.

Rappelons que le couple est toujours visé par une dénonciati­on de la Couronne, qui veut obtenir une ordonnance — communémen­t appelée «un 810» — pour s’assurer de sa bonne conduite, puisqu’elle dit craindre qu’il commette une infraction de terrorisme.

«Il ne faut pas confondre cette démarche avec celle d’un procès», précise le criminalis­te Walid Hijazi.

« Ce type d’ordonnance est un outil préventif, parce qu’on a des motifs raisonnabl­es de craindre qu’une infraction de nature terroriste puisse être commise. Il faut alors convaincre un tribunal qu’il y a une probabilit­é en ce sens-là, qu’il y a de la preuve qui peut justifier cette crainte », explique M. Hijazi.

Si le juge reconnaît les risques, les deux jeunes devront respecter certaines conditions pendant une année.

En attendant la décision du juge, des conditions leur ont été imposées. Il est interdit à tous les deux de quitter la province, de posséder un passeport, de consulter tout matériel faisant la promotion du terrorisme, de se rendre au Centre communauta­ire islamique de l’est de Montréal (la mosquée du prédicateu­r Adil Charkaoui) et d’utiliser les réseaux sociaux.

Les deux jeunes adultes devront par ailleurs résider chez leurs parents respectifs et se présenter tous les jeudis aux bureaux montréalai­s de la Gendarmeri­e royale du Canada (GRC).

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Sabrine Djermane et El Mahdi Jamali ont été acquittés des accusation­s de terrorisme qui pesaient contre eux le 19 décembre dernier.

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