Pour quelques dollars de plus
La musique d’Ennio Morricone est emblématique des duels sous le soleil des déserts de l’Ouest, où immanquablement le « bad hombre » (dont la couleur a varié avec la culture populaire américaine) s’écroule, touché à mort. Sergio Leone aurait pu tourner l’affrontement de la semaine passée, dans l’arène sénatoriale américaine, qui s’est soldé par un Parti démocrate fissuré en étoiles, telle une glace trop fragile sur laquelle serait passé un camion trop lourd.
Pourtant, les démocrates avaient tous les atouts en main puisque les deux dossiers en jeu — le programme CHIP et les «Dreamers» — bénéficient théoriquement d’un soutien bipartisan.
D’un côté, le Children Health Insurance Program (CHIP) est un programme d’aide financière qui garantit soins pédiatriques et obstétriques aux familles dont les revenus sont trop élevés pour qu’elles profitent du programme d’accès aux soins pour les plus pauvres (Medicaid) mais trop bas pour qu’elles souscrivent une assurance privée. Faute d’entente entre les deux partis sur la manière de le refinancer, le programme vivait depuis septembre d’expédients. Mais l’enjeu n’en était pas un : le nombre d’enfants non assurés est tombé de 15 % en 1997 à 4,6 en 2016, le programme est un succès.
Or le président est venu brouiller les cartes en mettant un terme, en septembre dernier, au programme DACA (Deferred Action for Childhood Arrivals): en 2012, Obama avait décrété un moratoire sur l’expulsion des migrants sans papiers et sans dossier criminel, arrivés avant l’âge de 16 ans aux États-Unis et avant 2007, titulaires d’un diplôme du secondaire, aux études, vétérans ou militaires actifs. 97 % des 690 000 bénéficiaires actuels sont aux études ou occupent un emploi, 5 % ont créé une entreprise (un taux supérieur à la moyenne nationale). Sortis de l’ombre, ils contribuent directement par prélèvements sociaux à Medicare et à Medicaid, qui commencent déjà à pâtir d’une pyramide des âges inversée.
Lorsque le ministre de la Justice Sessions a défini ce moratoire comme une amnistie qui ne peut être édictée par décret mais par une loi — d’où le fait que le Congrès se retrouve aux prises avec cet enjeu —, il a légitimé son abrogation en invoquant le marché du travail et l’économie. Mais selon une étude du (libéral) Center for American Progress, l’abolition définitive de ce moratoire — sans parler du coût faramineux de cette expulsion massive : 60 milliards — pourrait avoir un impact désastreux, engendrant dans la prochaine décennie une perte de 24,6 milliards de dollars en contributions à Medicare et à Medicaid et, selon le CATO Institute (centre libertarien fondé par la fondation C. Koch), une contraction de la croissance de 280 milliards. Le National Bureau for Economic Research ajoute d’ailleurs que les expériences antérieures (comme l’abolition en 1964 du programme Bracero qui permettait aux Mexicains de venir travailler dans les fermes américaines) n’ont conduit ni à une augmentation des salaires des Américains ni à une réduction du taux de chômage.
Dans ce contexte, le Parti républicain aurait pu se scinder entre son extrême droite et sa frange plus modérée (conservateurs économiques et fiscaux), voire centriste (dont ceux affichant une position favorable aux Dreamers). Reagan, si souvent invoqué aujourd’hui, avait déclaré en 1980, dans un débat des primaires, que «plutôt que d’ériger une barrière, il serait plus sain [avec le voisin du Sud] d’identifier ensemble nos problèmes mutuels ». Mais phagocytés par une aile extrémiste et nativiste, les républicains ont pris une posture d’opposition, sans compromis, et ont utilisé le CHIP comme levier en excluant DACA, imposant aux démocrates de prendre fait et cause pour les Dreamers. Les poussant ainsi à forcer la fermeture du gouvernement, dans un combat perdu d’avance. Plus encore, ils ont rapidement choisi de définir les démocrates, et particulièrement les sénateurs en lice pour les élections du 6 novembre dans des États rouges, comme de dangereux libéraux latitudinaires. D’ailleurs, le comité de campagne de Trump a publié le 20 janvier une vidéo qui nomme explicitement les démocrates, complices des dangereux meurtriers qui franchissent la frontière illégalement et commettent des crimes.
Dans le même temps, si 84 % des Américains étaient pour une solution favorable aux Dreamers, plus de la moitié des sondés priorisaient le maintien en fonction du gouvernement. L’effet a été immédiat : le shutdown n’a pas duré. Mais c’est à l’intérieur du Parti démocrate que l’affrontement se poursuit, et l’effet pourra se faire sentir dans les primaires: en Floride, au Rhodes Island, en Illinois, en Californie, l’aile gauche du parti est en marche pour déloger des candidats établis et trop timorés.
Et pendant ce temps, les Dreamers attendent qu’un agent vienne frapper à leur porte… Pour quelques dollars de plus…
Sergio Leone aurait pu tourner l’affrontement de la semaine passée, dans l’arène sénatoriale américaine