Le dépôt légal, une forme de sacralité étatique
Depuis 50 ans, les imprimés doivent être conservés par l’État
D’où vient cette idée que l’État doive tout posséder ce qui est imprimé sur son territoire? Au Québec, le dépôt légal obligatoire célèbre cette année son cinquantième anniversaire. «De prime abord, c’est un mode d’acquisition», explique Mireille Laforce, qui en est directrice à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Un dépôt qui « vient de manière presque systématique avec la création d’une bibliothèque nationale visant à rassembler tout ce qui se publie dans un État donné pour en garder traces à travers le temps. C’est le mécanisme qui permet de constituer la collection nationale ». Depuis le 1er janvier 1968, la loi oblige les éditeurs à fournir deux exemplaires de chaque bouquin publié au Québec. Un à des fins de conservation, l’autre pour diffusion.
Les partitions musicales et les périodiques sont aussi recueillis, comme les livres, dans cette banque et mémoire culturelle québécoise. Le dépôt légal a évolué: en 1992, des documents iconographiques sont ajoutés à cette collecte obligatoire — affiches (culturelles et gouvernementales), cartes postales, estampes, ainsi que les enregistrements sonores (la musique sur disque) et les documents sur support électronique (CD-ROM et logiciels). Les microfilms, signe des temps, cessent alors d’être amassés. Mais les programmes de spectacles, oui, depuis 2003. Et les films et émissions télé ont été inclus en 2006 à cette récolte.
L’État québécois obéit à cette idée d’un nécessaire dépôt légal propagée partout après la Seconde Guerre nationale. Il faut remonter au moins à la célèbre bibliothèque d’Alexandrie, là où l’on s’employait en quelque sorte à tout conserver, pour comprendre la démarche: trois siècles avant Jésus Christ, on mesure déjà l’importance d’avoir un lieu où se trouve regroupée toute la mémoire de l’expérience écrite de l’humanité. Le dépôt légal à proprement parler, lui, est cependant une institution historiquement située. Elle germe en France, à la cour du roi François Ier.
Par une ordonnance du 28 décembre 1537, le roi ordonne deux choses depuis Montpellier: d’une part, que son royaume doit voir à constituer un patrimoine lettré et qu’il doit, d’autre part, voir par ce moyen à surveiller ce vaste champ de l’édition que l’on estime autant qu’on le craint. Le roi adopte l’idée ainsi: «Nous avons délibéré de faire retirer, mettre et assembler en notre librairie toutes les oeuvres dignes d’être vues, qui ont été et qui seront faites, compilées, amplifiées, corrigées et amendées de notre temps pour avoir recours aux dits livres si, de fortune, ils étaient ci-après perdus dans la mémoire des hommes. »
Conservation
Aujourd’hui, on dirait qu’il s’agit de prendre les moyens nécessaires pour envisager, dans toutes les sphères de production de la pensée écrite, de conserver à long terme les documents et de se permettre de la sorte de réfléchir et de faire circuler des documents en un lieu national donné.
Après 1945, dans le même élan qui voit l’UNESCO encourager l’alphabétisation des nations, cette institution internationale plaide pour l’établissement de dépôts légaux partout dans le monde afin de favoriser le développement d’une épaisseur documentaire qui rende compte des peuples et des sociétés à travers le temps, à la mesure de l’écriture. À ce titre, le dépôt légal devient une obligation, prévue par
la loi. Ce n’est pas une démarche qui attribue le droit d’auteur, mais le droit de l’État de mettre par-derrière soi ce qui est produit chez lui. Une des formes modernes de l’expression de la puissance de l’État sur la production intellectuelle réalisée dans son cadre.
Malgré le fait qu’il existe déjà un dépôt légal au Canada depuis 1953, le Québec jugera bon d’instaurer aussi le sien. Historien du livre, Yvan Lamonde explique: «Je pense qu’on a voulu, étant plus près de la source, vouloir recueillir des données plus exhaustives. » Jusque-là, un dépôt provincial est possible à titre plus ou moins de brevet. Les livres relèvent ainsi pendant longtemps du ministère de l’Agriculture puisque c’est là où, au départ, on gérait le plus de brevets de propriété. Quelques plumes ulcérées signaleront tout le ridicule de la situation. Ce fut le cas du polémiste Olivar Asselin, qui signalera que ses ouvrages ne sont pas déposés au ministère de l’Agriculture, « parce que nous de sommes pas des boeufs ».
Constitution d’une littérature
Au Québec, l’entrée en vigueur du dépôt légal en 1968 concorde avec le jaillissement d’une littérature québécoise, constituée dans une activité éditoriale conséquente et affirmée en fonction d’une identité propre. «C’est une reconnaissance intellectuelle, sociologique et politique », résume M. Lamonde. Il s’agit selon lui d’«un magnifique signe de la conscience d’une souveraineté culturelle ».
En cette année où le devoir de déposer officiellement les ouvrages publiés apparaît au nom même de l’existence d’une littérature commune, on rebaptise l’Assemblée législative « Assemblée nationale ».
Dans la belle bibliothèque Saint-Sulpice, rue Saint-Denis à Montréal, des spécialistes vont alors s’efforcer non seulement de faire respecter les termes de ce dépôt obligatoire, mais aussi de voir à combler les trous laissés dans les collections faute de législation. Au nombre des personnes employées pour repérer les oubliés, on trouve notamment le poète Gaston Miron, qui ne pourra s’acquitter de ce travail qu’en partie.
Les années numériques
Pour gérer ce patrimoine commun, il faut du personnel compétent. «Quand le dépôt légal se limitait aux livres que les éditeurs étaient obligés d’envoyer à BAnQ, ça allait bien; mais là, il y a beaucoup de médias qui sont sujets à dépôt légal. Il faut du personnel pour gérer tout ça, systématiser l’ensemble et le rendre public», explique Yvan Lamonde. L’explosion des productions numériques est un des nouveaux défis, analyse Mireille Laforce, également directrice de la conservation des collections patrimoniales. «Le numérique évolue plus vite que l’imprimé. C’est un travail supplémentaire de l’ajouter, même si le reste de la production ne diminue pas tant que ça. Il faut être créatif, revoir nos façons de faire. » Depuis 2001, des publications numériques, surtout gouvernementales, sont envoyées volontairement puisque la loi ne les couvre pas. En 2013, les publications numériques commerciales — les livres numériques, autrement dit — se sont ajoutées. «Traditionnellement, le dépôt légal était vu dans un esprit d’exhaustivité. Avec le numérique, on voit qu’on n’y arrivera pas. C’est comme pour la collecte de sites Web québécois. On souhaite avoir une représentativité de ce qui se fait au Québec pour pouvoir le conserver, mais la notion de sélection a été introduite dans ces travaux-là.» Arriver à suivre les développements technologiques constants, pour suivre l’édition numérique et être en mesure de la recevoir et la conserver, est un autre des enjeux contemporains.
L’autoédition et les zines de toutes sortes échappent parfois au dépôt légal. «À Bibliothèques et Archives Canada, ils conservent ce qui est publié à 50 exemplaires ou plus. Ici, ce n’est pas le cas. Officiellement, on veut des exemplaires de tout ce qui est publié. Dans les faits, on est accommodant», souligne Mme Laforce.