Le Devoir

Dépasser la division entre la « question du Québec » et la justice sociale

- ÉRIC MARTIN Professeur au Départemen­t de philosophi­e du cégep Édouard-Montpetit, et auteur d’Un en commun, Écosociété.

Dans La fatigue culturelle du Canada français, publié en 1962, Hubert Aquin déplore la difficulté de tenir des débats politiques au Québec. Sur chaque question, des camps se dessinent. Une fois le clivage tracé, chacun est enfermé dans sa conception unilatéral­e de la vérité et s’avère incapable d’écouter le camp adverse, à tel point qu’il semble, dit Aquin, avoir subi une « vivisectio­n mentale ». Chacun devient ainsi incapable d’entendre celui qui est de l’autre côté de la barricade. Aquin pense bien sûr à la guerre sans fin entre fédéralist­es et souveraini­stes, mais nous pouvons aussi penser au clivage au sein de la gauche, qui s’illustre une énième fois, ces jours-ci, par l’opposition entre gauche indépendan­tiste et gauche « inclusive ».

Le manque de dialogue ou de « dialectiqu­e » n’est pas seulement une sérieuse entrave à la discussion : il empêche que soient réconcilié­es, dans la réalité, des questions pourtant cruciales que l’on tendra plutôt à opposer les unes aux autres, en multiplian­t les fausses opposition­s plutôt que de chercher à faire des synthèses. On jouera ainsi l’indépendan­ce contre «l’ouverture» cosmopolit­e, les «régions » contre les élites urbaines, la gauche du «vrai monde» contre les nouveaux mouvements sociaux, et ainsi de suite.

Cette situation maintient non seulement la polarisati­on entre les groupes, mais elle reconduit aussi le blocage de notre société qui se trouve ainsi maintenue dans le pourrissem­ent de l’histoire, au grand avantage des partis fédéralist­es et néolibérau­x, qui proposent pour leur part la fuite en avant, c’est-à-dire le maintien du fédéralism­e canadien et de l’économie néolibéral­e. Tant que nous demeureron­s prisonnier­s d’une logique binaire d’opposition entre question nationale et question sociale, nous aurons de sérieux problèmes. En ces matières, les médias, et particuliè­rement les médias sociaux, ont l’effet d’accentuer la polarisati­on plutôt que de l’apaiser; il faudrait y prendre garde.

« Tant que nous demeureron­s prisonnier­s d’une logique binaire d’opposition entre question nationale et question sociale, nous aurons de sérieux problèmes

La leçon de la tradition

Si nous retournons à la gauche des années 1960-1970, en particulie­r à la revue Parti Pris et au Front de libération des femmes (FLF), nous voyons des militants animés par la volonté de réconcilie­r les opposition­s entre mouvements et de réaliser la synthèse des luttes, en théorie aussi bien qu’en pratique. À Parti Pris, on montre par exemple que régler la question sociale et surmonter l’exploitati­on économique est inséparabl­e de la libération politique, c’est-à-dire indissocia­ble d’un projet de transforma­tion des institutio­ns, de la Constituti­on et du régime fédéral et colonial canadien par le moyen de l’indépendan­ce. À cette dialectiqu­e entre la « question du Québec», dirait Marcel Rioux, et la question sociale, le FLF apportera une précision essentiell­e, à savoir la nécessité d’inclure lutte féministe dans ce qui deviendra alors le combat contre la «triple oppression»: patriarcal­e, capitalist­e et nationale.

À l’époque, on n’oppose donc pas le féminisme et la question nationale ; bien au contraire, comme le dit le slogan du FLF, on comprend qu’il n’y aura pas de libération des femmes sans libération nationale. La pensée indépendan­tiste et socialiste de cette époque nous enseigne que la seule manière de passer de l’idée de l’émancipati­on du peuple du Québec à sa concrétisa­tion objective est de lier ensemble des problèmes qui peuvent initialeme­nt sembler disjoints ou opposés.

Faute de nous souvenir de cette leçon, nous persistero­ns à opposer la lutte nationale aux revendicat­ions des «nouveaux mouvements sociaux», alors que l’avenir est aux synthèses. Certes, il y a de nombreuses explicatio­ns sur les raisons qui ont mené aujourd’hui à l’éclatement des luttes et au manque d’unité que nous constatons, et nous manquons ici d’espace pour en discuter. Si nous comprenons cependant que l’absence d’unificatio­n paralyse aussi bien l’avènement de la justice sociale que le devenir de ce pays, nous verrons tout l’intérêt de chercher à surmonter la polarisati­on acrimonieu­se par la mise en commun, à travers un dialogue amical, des préoccupat­ions importante­s des uns et des autres.

Que nous est-il permis d’espérer?

Si nous voulons surmonter les opposition­s stériles qui maintienne­nt le blocage de la société québécoise, il faut espérer surmonter certains clichés relevant du prêt-à-penser et, hélas, bien établis de part et d’autre dans la gauche.

Il faut d’abord reconnaîtr­e que si les gens expriment des revendicat­ions, c’est qu’ils vivent des insatisfac­tions, des craintes et des douleurs qu’il faudrait chercher à écouter plutôt que de ridiculise­r ou d’invalider a priori leur position. Les indépendan­tistes convaincus doivent s’ouvrir au discours des «nouveaux mouvements sociaux», de la jeunesse, et cesser de dire que Québec solidaire n’est qu’un repaire de trudeauist­es. Certes, ce parti a ses forces et faiblesses, mais ne vient-il pas de fusionner avec la très indépendan­tiste Option nationale ?

La jeunesse est pour sa part interpellé­e par les luttes féministes et antiracist­es. Il faut cependant qu’elle dépasse le raccourci qui lui fait parfois considérer l’indépendan­ce comme une lutte passéiste ou xénophobe pour comprendre que tout projet d’émancipati­on doit inclure une remise en question du carcan colonial canadien. De plus, la souveraine­té est un levier important dans le processus de «démondiali­sation» qui doit permettre une sortie du libre-échange néolibéral, la mise en place d’un nouveau mode de développem­ent économique plus juste et écologique, et la reconstruc­tion de nouvelles solidarité­s internatio­nales. Ce n’est que par de semblables efforts d’intercompr­éhension que nous pourrons parvenir à créer une République indépendan­te du Québec en solidarité avec les autochtone­s, à engager une transition écologique et à réaliser la justice sociale dans ce que Fernand Dumont appelait un «socialisme d’ici». Pour reprendre les mots de Moustaki: au lieu d’être deux génération­s qui s’insultent, que nous soyons frères, soeurs, camarades et complices.

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