Frictions dans la fiction
La série historique va si bien à notre époque de fake news et de faits « alternatifs »
Le prince consort Philip de la noble maison Schleswig-Holstein-Sonderbourg aurait trompé sa très majestueuse épouse Élisabeth II avec une jeune ballerine russe il y a des décennies. Un épisode de la nouvelle saison The Crown, longue série de Netflix qui en comptera une soixantaine pour portraiturer l’époque élisabéthaine II, le laisse croire en pointant aussi d’autres princières infidélités autour du monde. Une scène suggère que la reine aurait accepté cette union… à l’anglaise.
By jove ! Est-ce vraiment vrai? Des journaux du royaume, dont le très sérieux Telegraph, ont jaugé les rumeurs juteuses et conclu à l’absence de preuves tangibles des royaux écarts extraconjugaux.
La série Manhunt: Unabomber de Discovery Channel affiche ses prétentions de réalisme en se disant «basée sur des faits réels». Elle porte sur la traque réelle du vrai de vrai terroriste postal Theodore Kaczynski, criminel le plus recherché des États-Unis à la fin du dernier siècle. L’agent de la police fédérale James R. Fitzgerald, central dans la transposition télévisuelle, a bel et bien participé à cette enquête, la plus longue de l’histoire du pays.
Mais est-ce vraiment arrivé comme c’est raconté? Un collègue retraité du FBI a affirmé que si d’innombrables détails se confirment, le rôle de M. Fitzgerald, somme toute mineur, a été complètement gonflé, revu, corrigé et romancé.
L’effet dramatique
Cette fiction pratique la fracturation historique, triture les «faits réels», pour l’effet dramatique. Tout comme
Les Lavigueur, la vraie histoire (RC, 2008) ne la racontait pas vraiment. Tout comme le gars de la télé radio-canadienne arrange en ce moment la vie du clan Rizzutto dans Les liens du sang.
Les scénaristes ont évidemment toutes les licences. Seulement, les fictions à prétention d’authenticité — The
Crown, à 15 millions l’épisode, semble tourné à Buckingham ou à Balmoral — présentent un cas particulier: elles s’inspirent du réel et il paraît bien normal de vouloir y démêler le vrai, du probable, du faux.
«Ce qui est bizarre à propos de la demande de justesse d’une émission de télévision, c’est que ce n’est pas du tout bizarre», a écrit cette semaine le journaliste américain Chris O’Brien sur le site Quartzy. «Après tout, nous vivons dans un monde où une star de la téléréalité est devenue président et réussit à passer toute la journée à dire des choses qui semblent presque complètement fictives. Nous avons été coupés de nos amarres informationnelles. Dans ce monde inversé, on dirait bien qu’on a envie d’une fiction qui remet les faits au clair.»
La fiction historique plus ou moins mensongère devient l’équivalent pour notre époque trumpienne des faits «alternatifs» et des fausses nouvelles. Faut-il vraiment rappeler que « fake
news » a été désigné terme de l’année 2017 par le dictionnaire Collins après «postvérité» en 2016? Dans un cas comme dans l’autre, il faut bien exercer son esprit critique de récepteur et constamment se poser la question : estce vraiment arrivé comme ça?
Il était une fois
Est-ce seulement la bonne question ? «Le mélange fiction et réalité de la part de producteurs de films ou de séries télé est-il inquiétant ? demande le professeur de littérature Robert Dion. N’est-il pas plutôt inquiétant parce que les spectateurs ont perdu la capacité de discriminer? L’éducation à la fiction se fait tout au long de la vie. Quand un enfant entend «Il était une fois», il se met en posture de réception de la fiction. Alors pourquoi des adultes se mettent-ils à croire n’importe quelle histoire, ou à tout croire? En tout cas, je trouve très inquiétant de constater que certains partisans de Trump refusent de recevoir des signes indiquant que ce qu’ils croient est peut-être de l’ordre de la fiction ou du mensonge. »
Le professeur Dion vient de publier Des fictions sans fictions, ou le partage du réel (PUM) sur ces différents profonds problèmes. Il s’y intéresse aussi à une autre question qui s’adresse tout autant au cinéma qu’aux séries télé: comment prétendre dire vrai en fiction?
«Comment la littérature peut-elle prétendre dire quelque chose de la réalité que la webcam, la téléréalité, le journalisme ou le cinéma documentaire ne diraient pas? enchaîne-til. Quelle est la légitimité de la littérature à dire le réel après le discrédit du grand réalisme? Comment la fiction aide-t-elle à faire bouger les idéologies du réel, réduit à la pure factualité, et surtout aux discours factuels ? Quand Philippe Couillard nous dit qu’il s’occupe des “vraies affaires”, ne fait-il pas appel à une création fictive autour d’une prétendue classe moyenne, du citoyen ordinaire, de la majorité silencieuse? Je pense qu’un discours dominant tend à restreindre le réel. La littérature et les arts proposent d’autres formes perceptuelles, attirent le regard sur de l’inédit, de l’inconnu. »
M. Dion évoque l’oeuvre de l’écrivain allemand W.G. Sebald (Les émigrants) qui entremêle des éléments vrais et faux, introduit volontairement des faussetés dans la vérité, reproduit des photos dans sa fiction. Ou La constellation du lynx du romancier Louis Hamelin, imaginant un récit alternatif de la crise d’Octobre contre les versions officielles de la police et des felquistes.
Il faut beaucoup de naïveté épistémologique pour penser que la réalité et la fiction ne s’influencent pas. Le sémiologue et romancier Umberto Eco défendait l’idée que la réalité et la fiction entretiennent des rapports féconds du point de vue pragmatique, cognitif, thérapeutique: la réalité alimente la fiction et en retour, la fiction influe sur la réalité, par exemple en donnant du sens à certaines existences.
Tout est littérature
Eco a même poussé le questionnement à sa limite en se demandant ce qui arriverait si nous interprétions la réalité comme une fiction. Le fictionnel et le factuel s’entremêleraient dans le grand tout des mythes, des mensonges et des propagandes. Bienvenue dans ce que le personnage de Morpheus dans La matrice et le philosophe Slavoj Zizek appellent le désert du réel.
« C’était à la mode dans les cercles de la sémiotique des années 1980 et 1990 de dire que tout n’est que discours et que l’histoire n’est qu’un discours comme les autres, rappelle alors le professeur Dion. Comparer un texte de fiction historique et un texte d’histoire, c’est pourtant comme comparer la génétique de l’humain et du singe. Il n’y a que 1% de génétique différente, mais ce 1% fait toute la différence.»
Tout n’est donc pas que littérature? Et la fiction sur la reine cocufiée ou celle sur le unabomber démasqué ne valent-elles ni plus ni moins que les histoires officielles?
« Les enjeux sont sérieux et fondamentaux, répond le spécialiste de la fiction. Il y a une différence de nature entre l’histoire et la fiction. Sinon, leur équivalence ouvre sur la constatation de faits historiques, sur les discours négationnistes de la Shoah par exemple ou les faits “alternatifs” en ce moment aux États-Unis. On voit bien que des thèses sur le rapport entre le réel et son interprétation, qui ne sont au départ que de jeux philosophiques, des supputations d’intellectuels, peuvent être très, très lourdes de conséquences dans la réalité. »
Comparer un texte de fiction historique et un texte d’histoire, c’est pourtant comme comparer la génétique de l’humain et du singe. Il n’y a que 1 % de génétique différente, mais ce 1 % fait toute la différence. ROBERT DION