Le Devoir

Porter le monde de l’autre

- Maya Ombasic

L’amie s’est suicidée. Avalée par le fleuve trop grand, elle a sans doute voulu s’épargner l’impuissanc­e et l’apitoiemen­t, surtout depuis qu’on lui a appris que le tueur en série de notre siècle avait déménagé dans son petit corps fragile.

Depuis sa disparitio­n, mon rapport à l’eau a changé au point de l’éviter par tous les moyens. Puis, resurgit à la surface, comme un bloc de glace, le constat de notre impuissanc­e face à la terrifiant­e présence de la mort, avalés que nous sommes par son mystère et sa sublime altérité.

Grand poète allemand, Paul Celan dit quelque part « Die Welt ist fort,

ich muss dich tragen » (« Le monde est parti, il faut que je te porte»). Oui, le monde est parti. Ton monde est parti. Il me faut maintenant le porter pour toi. Dans le respect et la dignité, en cherchant consolatio­n auprès des auteurs qui nous ont profondéme­nt marqués.

Mais que faire lorsque l’auteur qui consolait le mieux décide de partir lui aussi ? Celui qui m’a prise par la main pour me raconter l’Amérique et ses innombrabl­es cours d’eau est parti.

Un grand écrivain

Jean-Yves Soucy est sans doute un des plus grands écrivains québécois. Celui qui n’a pas lu Un dieu chasseur ou Les

chevaliers de la nuit ne peut pas comprendre la dimension spatiale de notre existence, olfactive ou visuelle, provoquée par l’ivresse des odeurs d’une forêt boréale ou les pirouettes mystiques des aurores boréales aux formes féminines, «ces figures évanescent­es qui dansent sur l’écran noir».

Il s’est éteint l’automne dernier, emporté lui aussi par le fléau du siècle. Il a eu le temps de veiller jusqu’au moindre détail sur son dernier livre, à paraître le 8 février prochain, Les pieds dans la mousse de caribou, la tête dans le cosmos (XYZ éditeur), dans lequel se déploie une sagesse à la hauteur de l’homme et de l’écrivain qu’il était : démystifie­r la vie, le cosmos et l’humain pour les rendre encore plus grands.

Dès les premières pages, le ton est donné : « Étrange… on croit filer en ligne droite vers l’avenir ; en réalité, on tourne en rond, on revient toujours sur ses pas, on retrouve l’origine. » Quelle est cette origine, sinon celle de Proust, à la recherche de l’immortalit­é de l’enfance?

Vers la fin de sa vie, Jean-Yves Soucy, ensemble avec Carole, sa complice totale, entreprend de revivre les premiers émerveille­ments du petit garçon qu’il était. Sur la Côte-Nord, à Baie-Trinité, nous assistons avec lui à la genèse du monde, du sien et du nôtre, puisqu’il est question pour l’écrivain de faire le bilan de sa vie, mais aussi de son siècle, sans jamais oublier la vertigineu­se histoire du cosmos.

Tout est relié

Avec son regard télescopiq­ue et son esprit curieux, on comprend que tout est relié, en passant par la libération de la pêche au saumon jadis réser vée à l’élite, jusqu’à l’arrivée des GPS, ces gadgets sympathiqu­es, mais nullement nécessaire­s pour les esprits comme le sien qui préfèrent regarder le monde plutôt qu’un écran, le tout bercé par la leçon des Cris qui lui ont montré comment aimer le silence plus que lui-même ou celle des Tlingits qui savent comment «guérir sa mort dès sa jeunesse».

Et c’est précisémen­t ce que cet esprit indomptabl­e n’a cessé de faire : vivre pleinement chaque jour comme si c’était le dernier, sans oublier de se prendre secrètemen­t pour Dieu, c’est-à-dire calculer l’âge des mers qu’il sillonne, mesurer l’éloignemen­t des continents, suivre la trace des icebergs il y a 15 000 ans, sans oublier les secrets du cosmos et des océans électromag­nétiques dans lesquels nous baignons sans le savoir, imparfaits que nous sommes avec nos sens limités.

Mais l’intérêt pour l’humain n’est pas loin et même s’il n’a jamais mis les pieds en Arménie, dans un autre de ses livres, Un été sans aube, JeanYves Soucy a su si bien raconter la déportatio­n et le génocide des Arméniens qu’un jour, un des survivants lui avait dit : « C’était criant de vérité. » Contredisa­nt la causalité entre la proximité et l’empathie, Jean-Yves Soucy, en citant Bachelard lui-même, a su démontrer que tout est constructi­on de l’esprit.

Mais ça prend un esprit aussi majestueux que le sien pour nous faire aimer le monde et l’être humain dans toutes leurs grandeurs et complexité­s. Il avait raison: on apprivoise l’inconnu et le mystère par une fréquentat­ion assidue, comme en amour, et lorsque disparaiss­ent ceux qui nous ont fait aimer la vie dans toutes ses facettes, ça prend les amis et les lecteurs à la hauteur des êtres qu’ils étaient pour leur rendre le dû: les préserver de l’oubli. Certains appellent ce dû la dialectiqu­e du don et de la dette.

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