Le Devoir

Les micro-révolution­s, selon Suzanne Myre

Avec ironie et humanité, L’allumeuse met en scène des destins brisés au coeur de Montréal-Nord

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC

Annabelle n’a que 12 ans quand le bedeau de l’église de la rue de Castille, à Montréal-Nord, lui vole son innocence sous le couvert d’un confession­nal. Lorsqu’elle met le feu à l’endroit, quelques mois plus tard, l’adolescent­e devient une légende dont tout le monde parle dans le quartier, y compris dans la cour de la polyvalent­e Calixa-Lavallée.

Avec son sixième recueil de nouvelles, Suzanne Myre s’inspire de la réputation peu reluisante de son quartier natal, Montréal-Nord, pour donner vie à une panoplie de héros touchants et marginalis­és, tentant par des moyens aussi troublants qu’émouvants de sortir des cycles de violence, d’abus, d’absence, de négligence ou de dépendance dans lesquels ils sont confinés.

Au coeur des douze récits qui forment L’allumeuse, cet arrondisse­ment sclérosé et isolé devient le théâtre d’étonnantes micro-révolution­s. Dans «Ritcharde», une fillette négligée manigance l’assassinat du chat au nez plat auquel sa mère voue toute son attention. Dans «Bébé à jeun», une jeune femme enceinte, violentée par son conjoint, jure protection et amour à son nourrisson à naître.

Entre un plan de vengeance et une frite de chez Dic Ann’s, femmes, hommes et chats sont prêts à mettre le monde à feu et à sang, au propre comme au figuré, pour s’extirper de la souffrance. Cette soif de justice, Suzanne Myre la raconte avec un humour cinglant et une ironie frôlant le surréalism­e, adoucissan­t une violence qui en serait autrement intolérabl­e.

«J’ai voulu tuer les élèves de ma classe d’anglais et je l’ai fait pendant la récréation, après avoir reçu à deux reprises le ballon dans l’abdomen. Je les ai étranglées, électrocut­ées, décapitées, éviscérées les unes après les autres. C’était chouette mais la cloche m’a rappelé que ce n’était qu’un joyeux fantasme. » La bonté et la résilience ne sont pas à la portée des héros de Suzanne Myre. Leurs blessures encore vives les forcent parfois à commettre les mêmes actes abjects dont ils ont été victimes. Annabelle l’allumeuse ne se contentera pas de fantasmer sur sa vengeance. Armée d’un couteau Victorinox, elle fera regretter ses gestes au bedeau à la source de sa fragilité.

Une lucidité peu commune

Dans chaque nouvelle, Myre fait preuve d’une lucidité peu commune et laisse une grande place à la remise en question. La romancière, brancardiè­re à ses heures à l’Hôpital NotreDame, apporte une nuance importante à la brutalité de ses récits: la colère et l’agressivit­é cachent bien souvent un besoin viscéral d’aimer et d’être aimé, comme l’apprendra un professeur de Calixa-Lavallée qui gagnera peu à peu, à grand coup d’humanité et de tendresse, le coeur de ses élèves désabusés.

Ce sombre univers, où la violence sordide semble être la seule porte de sortie, parvient contre toute attente à extirper des éclats de rire et à susciter l’empathie et le questionne­ment. Les mots de l’auteure, qui se précipiten­t sur la page au rythme des pensées irrationne­lles et morbides qui animent les personnage­s, offrent une incursion habile et authentiqu­e au coeur des émotions contradict­oires de ces individus écorchés.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Suzanne Myre donne vie à une panoplie de héros touchants et marginalis­és.
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★★★ 1/2 Suzanne Myre, Marchand de feuilles, Montréal, 2018, 206 pages
L’allumeuse ★★★ 1/2 Suzanne Myre, Marchand de feuilles, Montréal, 2018, 206 pages

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