Pierre Lemaitre et l’art de la vengeance
Couleurs de l’incendie livre la suite d’Au revoir là-haut, tout en nuances de gris
Nul besoin d’aller plus loin que cette phrase de l’écrivain allemand Jakob Wassermann — ami de Rainer Maria Rilke et de Thomas Mann —, citée par Pierre Lemaitre en tête de son 10e livre, pour comprendre qu’il y sera question de nuances. «Il n’y a, à tout prendre, ni bons ni méchants, ni honnêtes gens ni filous, ni agneaux ni loups; il n’y a que des gens punis et des gens impunis.» Moins de cinq ans après Au revoir
là-haut (couronné par le prix Goncourt et qui s’est écoulé à plus d’un million d’exemplaires rien qu’en France), adapté brillamment au ci- néma par Albert Dupontel, le Français nous en livre aujourd’hui la suite, deuxième volet d’une trilogie.
Auteur de romans noirs, de romans policiers, de romans historiques, Pierre Lemaitre semble cette fois recourir à tous les genres qu’il pratique. Il y mélange les couleurs à la façon d’un aquarelliste et les personnages y montent et y descendent les barreaux de l’échelle sociale au gré de leurs fortunes et de leurs infortunes: boursicoteurs, politiciens véreux, héritiers, demi-mondaines ou petits voyous s’échangent les rôles.
Le décor, le continent et l’époque éclairent aussi de leur teinte grise à peu près tous les personnages : les prémisses de la crise économique et la lente montée des totalitarismes en Europe, les histoires de corruption, de trafic d’influence et de délit d’initié. Un accident incompréhensible En 1927, sept ans après le suicide de son fils Édouard, le banquier Marcel Péricourt meurt à son tour. Madeleine, sa fille, se retrouve du jour au lendemain à la tête d’un empire financier. Mais le jour des obsèques du banquier, son petit-fils de sept ans, Paul, se jette d’une fenêtre du deuxième étage d’un hôtel particulier parisien.
L’enfant, déjà bègue, restera paraplégique à la suite de cet accident incompréhensible. Cette chute quasi fatale sera l’amorce d’une véritable descente aux enfers pour la petite famille.
Gustave Joubert, éternel bras droit de l’entreprise qui se rêvait en dauphin et à qui le vieux Péricourt avait fait miroiter la possibilité d’épouser sa fille, n’acceptera pas de voir rejeter ses ardeurs.
Même chose pour André Delcourt, le précepteur de l’enfant aux velléités de journaliste. Troisième élément d’un trio d’insatisfaits, Charles Péricourt, frère du défunt et député au Parlement, s’estime lui aussi lésé par le testament.
Tous les trois vont ainsi conspirer, avec un certain succès, afin de soutirer à Madeleine et à son fils la fortune dont ils ont hérité. Mais ces derniers n’ont pas dit leur dernier mot et vont répondre à une machination par une autre — plus implacable encore.
Une autre guerre
Tout cela jusqu’au milieu des années 1930, alors que commencent à se faire sentir les soubresauts d’une autre guerre qui va ravager l’Europe. Comme il le faisait dans Au revoir
là-haut, Lemaitre tisse plutôt habilement ensemble les brins de deux catastrophes, intime et nationale, pour fabriquer le fil de son récit.
Vive, parfois bédéesque à la limite de la caricature, son écriture y est toujours d’une grande efficacité. Mais ce nouvel opus, nettement moins original que le précédent, nous sert une autre histoire de vengeance minutieuse à la mécanique bien huilée, à la fois poussive et ronronnante.
La vengeance, dit-on, est un plat qui se mange froid. Ici, il faut reconnaître qu’elle a un petit goût de réchauffé.