La sulfureuse androgynie wagnérienne
Le sémiologue Jean-Jacques Nattiez explique la grave ambiguïté des oeuvres de Richard Wagner
À l’heure où la notion de genre supplante celle d’identité sexuelle, comme chez la philosophe américaine Judith Butler (née en 1956), le sémiologue Jean-Jacques Nattiez analyse la figure de l’androgyne à partir des opéras et des écrits de Richard Wagner (1813-1883).
Mais il est conscient qu’à la différence de l’égalitarisme sexuel d’aujourd’hui, celui du compositeur cachait une phallocratie que seule rachetait l’utopique fusion des sexes dans la mort.
Son ouvrage Les récits cachés de Richard Wagner renferme l’essentiel des conclusions de la recherche qu’il a menée pendant des décennies et qui a inspiré plusieurs de ses textes. Le professeur émérite de l’Université de Montréal montre que Wagner, comme Tannhäuser et tant d’autres personnages de ses opéras, souffre d’une double identité marquée par l’opposition entre le féminin et le masculin et aussi « entre le divin et le charnel, jusqu’à ce que, dans Parsifal, il fasse le choix d’un univers asexué ».
Cet opéra créé à Bayreuth en 1882, un an avant sa mort, le compositeur et poète en termine l’esquisse musicale en 1879 et écrit: «Je donnerai ici encore à la poésie le rôle de principe masculin, et à la musique celui de principe féminin, dans cette union dont le but est d’engendrer l’oeuvre d’art totale la plus grande.» Fin exégète du maître allemand, Jean-Jacques Nattiez est terriblement partagé entre l’admiration esthétique qu’il lui voue et son aversion pour l’antisémitisme viscéral qui imprègne les oeuvres du créateur. Misogynie et de l’antisémitisme Dans son analyse de L’anneau du
Nibelung, cycle wagnérien de quatre opéras (1869-1876), le sémiologue reconnaît que «l’androgynie de Wagner n’est pas une androgynie de l’égalité, comme celle qui caractérise notre époque sous l’influence du féminisme, mais une androgynie où le principe masculin absorbe et détruit le principe féminin, où le poète s’empare de la musique au bénéfice de son entreprise à lui ».
Cette androgynie cacherait de la misogynie et de l’antisémitisme.
L’explication de Nattiez est aussi éclairante que troublante : « La femme fait obstacle à l’unité de l’être humain, tout comme, pour Wagner, le Juif fait obstacle à l’unité de la nation allemande.» Cette vision affreuse décelée dans les oeuvres wagnériennes n’est compensée, dans
Tristan et Isolde (1865), opéra du compositeur, que par la fusion des sexes dans l’amour chaste et la mort. Le héros y chante: «Tristan, toi; moi, Isolde ; plus de Tristan ! »
Ce délire romantique ne suffit pas à infirmer le jugement exprimé en 1940 par le grand Thomas Mann qui, comme notre sémiologue, a pour le maître une admiration si retenue: «Je décèle un élément nazi non seulement dans les écrits discutables de Wagner, mais aussi dans sa musique. » Quant à lui, Nattiez, par une analyse sans faille, confirme que le beau y compose parfois avec le terrifiant.