Le Devoir

Pour Maude Veilleux, le bonheur est dans l’ordinateur

Dans un webroman, l’écrivaine ironise sur tous ces discours jovialiste­s portés en choeur par les réseaux sociaux

- DOMINIC TARDIF

S

ouvent, Maude Veilleux mange des légumes en regardant des

mukbangs. Qu’est-ce qu’un mukbang, demandez-vous? Il s’agit, selon ce que nous apprend l’encyclopéd­ie en ligne Wikipédia, d’un «phénomène qui consiste à avaler des quantités phénoménal­es de nourriture en se filmant devant son ordinateur».

«Tu vois, j’aime beaucoup ces temps-ci Trisha Paytas», confie au bout du fil l’écrivaine au sujet de la reine autoprocla­mée du mukbang, une pimpante Californie­nne de 29 ans dont une vidéo durant laquelle elle engloutit beaucoup, beaucoup de poulet frit cumule à ce jour sur YouTube quelque 1 547 311 vues. «Les mukbangs, ça répond à une solitude que vivent les gens : je me fais à manger et je m’installe avec Trisha, et en plus, ça comble mon besoin de manger de la junk sans que j’aie besoin d’en manger pour vrai. »

Cette anecdote apparaîtra sans doute d’une désolante tristesse pour qui ne sait décrire le Web que comme une vaste machine à aliénation. Mais pour qui doit composer quotidienn­ement avec des problèmes d’anxiété, les mukbangs, les réseaux sociaux et Internet en général découpent dans la noirceur une rare «petite porte sur le monde », vous dira Maude Veilleux.

«Je l’ai souvent répété: mon ordinateur, c’est le lieu où je veux vivre», affirme-t-elle en riant, bien que sans vraiment blaguer. «C’est la chose qui me procure le plus de bonheur. C’est vrai qu’Internet, ça nous isole, mais ça nous rapproche aussi. C’est un gros paradoxe. Et c’est peut-être pour ça qu’on entend parler d’anxiété aujourd’hui plus que jamais. Avant, les anxieux n’avaient pas de plateforme, alors que maintenant, ils ont des Tumblr, ils sont sur les réseaux sociaux. Ils peuvent créer sans avoir besoin de sortir de chez eux.»

La logique du même

Pouloir vivre dans son ordinateur, voilà l’ambition qui anime aussi Alex, personnage-titre de frankie et alex – black lake – super now, webroman récemment mis en ligne à maudeveill­eux.com, dont l’esthétique surannée rend hommage à ces sites Internet maison que vous avez peut-être créés adolescent, à l’aide d’une plateforme comme GeoCities, si vous avez la jeune trentaine.

Résumé succinct de cette histoire impossible à résumer : seule derrière son écran, Alex rêve d’une escapade avec son amie Frankie vers Black Lake, ville de l’amiante. Pourquoi Black Lake? Réponse de Frankie: «Je sais pas. Je l’ai vu sur une carte. Black Lake, ça sonne bien. »

« J’avais envie d’une complexité dans la forme qui me permettrai­t de rendre compte de comment on communique aujourd’hui de façon très rhizomatiq­ue», explique l’auteure au sujet de ce roman où la vidéo d’un lévrier écossais qui court, le GIF animé d’une vague se transforma­nt en tête de mort ou des captures d’écran de séances de clavardage accompagne­nt à chaque chapitre un fragment de texte.

«Cette idée d’avoir deux codes qui finissent par dire une chose plus grande que leur somme est inspirée de la logique du même. Les liens, les vidéos, les GIF nous fournissen­t de l’informatio­n sur les personnage­s, sans que j’aie à passer par les mots», poursuit Maude Veilleux, qui, comme dans ses deux premiers romans (Le vertige

des insectes et Prague, parus chez Hamac), rejette ici les injonction­s à être heureux qui tapissent l’air du temps. «L’impression que la déprime est une posture politique», écrit-elle.

Une salutaire moue boudeuse

En détournant un certain discours jovialiste proliféran­t sur les réseaux sociaux, frankie et alex – black lake –

super now se déploie donc comme une salutaire moue boudeuse devant ces citations inspirante­s qui, sur fond de coucher de soleil, nous ordonnent de prendre notre destin en main, de marcher vers la lumière et autres culpabilis­antes fadaises.

« Des fois, mes amies me font capoter à essayer de trouver des tonnes de méthodes pour être bien», raconte la poète derrière Les choses

de l’amour à marde et Last call les murènes (L’Écrou). «En fait, je les comprends — c’est normal de vouloir être bien, de vouloir que ça arrête d’aller mal —, mais moi, je suis plus dans le damage control. J’essaie juste de ne pas être down. Parce que sinon, être heureux, ça devient

presque une pression. Il faut faire du yoga pour déstresser, et déstresser, ça devient stressant. »

Expérience ayant peu ou pas de précédent au Québec, frankie et alex –

black lake – super now contrecarr­e, avec ses multiples avenues à emprunter, la possibilit­é même d’une lecture linéaire — vous vous retrouvere­z inévitable­ment dans un recoin étrange d’Internet si vous suivez tous les liens enchâssés dans le texte. Maude Veilleux remet ainsi en question, de biais, le fétichisme que nourrit pour l’objetlivre et le roman traditionn­el une part du milieu littéraire québécois.

«C’est important d’inventer des formes qui correspond­ent à l’époque, plaide-t-elle. Si on ne remet pas en question les formes qui existaient dans le passé, on ne va jamais avancer. La peinture a dû briser des trucs pour arriver à des formes intéressan­tes et nous, pendant ce temps-là, on est attachés à des idées comme le roman. Qu’on me comprenne bien, j’adore la poésie, j’adore le roman, mais je ne mets pas la forme sur un piédestal. Même chose pour le livre. C’est très cool, le livre, mais est-ce que ça va répondre à nos besoins pour toujours? Probableme­nt pas.»

Les mukbangs, ça répond à une solitude que vivent les gens : je me fais à manger et je m’installe avec Trisha et en plus, ça comble mon besoin de manger de la junk sans que j’aie besoin d’en manger pour vrai MAUDE VEILLEUX

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Maude Veilleux : « C’est vrai qu’Internet, ça nous isole, mais ça nous rapproche aussi. C’est un gros paradoxe. »

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