Le Devoir

Dans les méandres de paysages intérieurs

Le déstabilis­ant virage en dessin et en peinture d’Ève K. Tremblay

- MARIE-ÈVE CHARRON

C’est un solo pas comme les autres pour Ève K. Tremblay, qui présente pour la première fois des peintures et des dessins, discipline­s pour lesquelles elle est autodidact­e. Elle fait d’ailleurs preuve de retenue en ne les offrant pas d’emblée au regard dans son exposition chez Occurrence, qui s’ouvre plutôt avec des photograph­ies, plus près de ce qu’on lui connaît, mais néanmoins engagées sur des voies différente­s.

Dans ses images, l’artiste met en scène des modelages de céramiques, autre nouvelle technique qu’elle explore après l’avoir vu pratiquer depuis l’enfance par son père, AlainMarie Tremblay. Ses céramiques et leurs représenta­tions — ou plutôt l’univers de leur fabricatio­n élu comme théâtre d’histoires inventées — ont déjà fait l’objet d’une exposition en 2015 au Musée d’art contempora­in des Laurentide­s, aux côtés de créations du paternel.

Or, le plus audacieux tournant de l’artiste est dû à sa mère, dont les problèmes récents de maladie mentale ont fait basculer sa pratique. Regroupés dans la seconde pièce, les dessins et les peintures disent combien l’urgence de créer et le besoin du contact direct avec la matière ont défié tous les interdits que l’artiste a déjà pu avoir, quitte même à dépayser ses plus fidèles adeptes.

Lors de sa première expo solo en 2000, à Occurrence justement, où elle fait un premier retour, ses photos adroitemen­t composées, et séduisante­s, jetaient un regard trouble sur le monde des collèges privés pour filles, à l’orée de l’âge adulte. Ordre et discipline se fracturaie­nt, laissant poindre imaginatio­n et réalités psychiques. Avec le récent corpus, tous les repères de vérité semblent prendre le bord et les croyances, mises en doute.

Abandon de la maîtrise

Déliée de la maîtrise qui caractéris­e son travail en photo, l’artiste aborde la céramique, le dessin et la peinture en poursuivan­t des enjeux imprégnés d’intérêt pour les sciences et la mémoire. Les poteries résultent d’un processus que le titre de l’expo connote d’une allusion proustienn­e, les « madeleines minérales» étant des miniatures abstraites et disposées dans des paysages que les photos magnifient. Les écarts «entre les feux» renvoient, quant à eux, aux différente­s étapes de cuisson des céramiques.

Les photos restituent des instants uniques que les porcelaine­s qui les côtoient au mur additionne­nt, étant le fruit de plusieurs cuissons exigées pour l’applicatio­n de glaçures et différents transferts d’images (collages, dessins, photos). Tel un feuilleté, des temporalit­és hétérogène­s se trouvent ainsi cryptées dans l’objet façonné avec la fragilité et la discrétion des souvenirs loin enfouis, quoique tenaces. Le cadrage serré des images trompe la perception de l’échelle de ces modelages qui sont bien des miniatures élégamment intégrées aux roches, au sable et à l’écume de mer, alors que leur titre évoque le monde invisible des bactéries.

Imagerie scientifiq­ue

La suite de l’expo écarte la photo et se déploie en porcelaine­s, en dessins et en peintures, au sol et au mur. La gestualité et la touche de l’artiste, avec les crayons ou les pinceaux, s’affirment là où la main s’effaçait au profit de la clarté descriptiv­e de l’image photo. Le regard bute alors contre la matière travaillée avec expressivi­té, intuition et naïveté. Sur ce spectre opposé du langage plastique, l’artiste explore encore le paysage où s’emboîtent des points de vue et des échelles différents. Les scènes sont évocatrice­s de relief en montagnes et de la silhouette de Manhattan, des territoire­s fréquentés par l’artiste qui vit entre Montréal et New York.

Motifs et titres des oeuvres renvoient aussi librement à l’imagerie scientifiq­ue et à des figures pionnières de microbiolo­gie et d’informatiq­ue (Lynn Margulis, Ada Lovelace), qui ont des horizons, semble-t-il, contraires aux moyens plastiques rudimentai­res qui les suggèrent. Les images sont également peuplées d’«autoportra­its» et de «petites psychiatre­s ». Elles ancrent la production dans le vécu très personnel de l’artiste, qui avoue en avoir fait un exercice libérateur, voire thérapeuti­que.

Il en résulte un corpus senti et déstabilis­ant dont la portée artistique est aussi difficile à apprivoise­r qu’à mesurer. Courageuse­ment, Ève K. Tremblay fait ainsi des attentes et des idées préconçues sur son travail des repères eux aussi à remettre en question.

 ??  ?? Ève K. Tremblay, Bactéries angéliques sur roche, 2017 SOURCE OCCURRENCE, ESPACE D’ART ET D’ESSAI CONTEMPORA­INS
Ève K. Tremblay, Bactéries angéliques sur roche, 2017 SOURCE OCCURRENCE, ESPACE D’ART ET D’ESSAI CONTEMPORA­INS
 ??  ?? Madeleines minérales. Entre les feux D’Ève K. Tremblay. À Occurrence espace d’art et d’essai contempora­ins, 5455, rue de Gaspé, local 108, Montréal, jusqu’au 3 mars.
Ève K. Tremblay, Petites psychiatre­s escaladant les paysageses­pritsmicro­biotes, 2017,...
Madeleines minérales. Entre les feux D’Ève K. Tremblay. À Occurrence espace d’art et d’essai contempora­ins, 5455, rue de Gaspé, local 108, Montréal, jusqu’au 3 mars. Ève K. Tremblay, Petites psychiatre­s escaladant les paysageses­pritsmicro­biotes, 2017,...

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