En restauration, le buzz a-t-il un arrièregoût désagréable ?
Éphémérité des adresses, espoirs stéroïdés sous le poids de l’attente, précarisation des restaurants de quartier ; ou quand la culture du buzz nuit au monde de la gastronomie.
Avouons-le, au risque que nos joues se colorent d’un rouge honteux: il arrivait parfois en 2017 que le plaisir de raconter être parvenu à obtenir une place à la table d’un restaurant à la mode surpasse celui que nous avions éprouvé à y manger (peu importe la qualité des plats). La nourriture que nous placions dans notre bouche ne nourrissait désormais plus que notre bedon, mais aussi notre orgueil. La culture du buzz, du restaurant à essayer là, tout de suite, maintenant, avant que sa «coolitude» ne s’évapore, nous avait embrochés.
Le constat appelait sans doute une sérieuse séance d’introspection, mais aussi à réfléchir à l’impact de cet inapaisable appétit de nouveautés sur un monde de la restauration éternellement fragile. Un cycle de la hype de plus en plus court, pour emprunter au vocabulaire de la techno, aurait-il précipité les fermetures en 2017 de l’hôtel Herman, du Comptoir vins et charcuteries et du Landry et filles, pourtant tous jadis l’objet d’un fervent engouement chez les noceurs de la métropole ?
« Avant, on pouvait namedropper des artistes visuels, parler de la dernière pièce du TNM ou du dernier Goncourt. Maintenant, c’est plus difficile d’avoir ces conversations-là, mais la plupart des gens connaissent les chefs», souligne Danny St Pierre, grand patron chez Petite Maison. « La restauration n’a plus seulement la responsabilité de restaurer. Le client veut vivre une expérience. La restauration, en fait, est devenue un bien culturel. C’est comme aller voir un film. Et c’est assez rare que tu ailles voir le même film deux fois. »
Comment, dans ce contexte, un restaurant peut-il s’inscrire dans la durée et fidéliser une clientèle qui, son repas à peine digéré, cherche déjà la prochaine flamme qui enthousiasmera ses papilles (et ses réseaux sociaux, où il récoltera les pouces en l’air)? Comment retenir chez soi le gourmand sans cesse grisé par le sentiment de manger là où la liste des restaurants du moment le recommande?
«Il y a des établissements qui, manifestement, sont créés pour se retrouver sur des listes de restaurants cool, et ceux-ci sont souvent soutenus par de grands groupes de restauration très en moyens», observe Lisa-Marie Veillette, cofondatrice de Landry et filles, qui servait ses dernières tablées en décembre, pour des raisons, précise-telle, relevant davantage de l’intime que du commercial («L’achalandage n’avait pas diminué»).
«Ça fait partie de leur plan marketing d’être au goût du jour, poursuitelle, d’avoir le bon papier peint dans les toilettes, le bon décor qui va attirer une clientèle très à l’affût de ce qui est trendy, une clientèle qui prend de plus en plus de place. »
«Le buzz autour des nouveaux restaurants fait de l’ombre aux vétérans», signale Élise Tastet, fondatrice et présidente de Tastet, un guide interactif des bonnes adresses gourmandes. «On parle de 40 endroits différents par semaine sur nos réseaux sociaux, à la fois des nouveaux et des plus anciens, et on constate souvent que nos lecteurs ont simplement oublié les anciens, parce qu’ils sont quotidiennement bombardés d’informations. »
Un afflux trop généreux de clients peut aussi ruiner d’emblée la réputation d’une équipe verte, prise de court par des hordes d’affamés branchés. «Quand mon père a commencé il y a 25 ans, il attendait au moins trois ou quatre mois avant de faire paraître un texte [sur un nouveau resto] », se rappelle la fille du critique gastronomique au Devoir Jean-Philippe Tastet. «Sur notre site, c’est difficile d’attendre trois ou quatre semaines si on veut rester dans le coup. Ça a parfois pour résultat que je parle d’un bar à ramen le vendredi et que le samedi, quand mon père s’y rend parce que je le lui ai recommandé, il n’y a plus de nourriture.»
Du poulet, c’est du poulet
Propulsé au rang supérieur de la liste des meilleurs nouveaux restos canadiens par le magazine enRoute d’Air Canada en octobre dernier, le Battuto fera salle comble au moins jusqu’en avril, et selon toute vraisemblance encore longtemps ensuite. Avec ses 24 places et ses plats italiens respectueux de la tradition, la trattoria du quartier Saint-Roch à Québec cristallise cette conjugaison de rareté et de proximité avec les chefs faisant battre le coeur de bien des gourmets.
En se gardant de cracher dans la soupe, ses fondateurs, Guillaume
St-Pierre, chef cuisinier, Paul Croteau, chef pâtissier, et Pascal Bussières, sommelier, évoquent les à-côtés moins agréables d’une pareille attention.
«Être sous les projecteurs donne cette impression de ne pas avoir le droit à l’erreur, confient-ils par courriel. Cette notoriété supplémentaire peut créer des attentes plus élevées chez la clientèle, surtout si la réservation a été faite longtemps à l’avance. Le ressentiment de certains de ne pas pouvoir nous rendre visite n’est pas facile à gérer non plus. Avoir cette portée publique plus large nous amène aussi une clientèle plus diversifiée. Certains s’imaginent parfois une expérience différente de ce qu’on peut offrir, compte tenu de la promiscuité prévalant dans notre local, alors que le simple bouche-à-oreille amenait une clientèle, elle, déjà avisée. »
Lisa-Marie Veillette rigole en évoquant l’archétype du client mal informé, appâté par une critique élogieuse ou une liste, espérant vivre une épiphanie à la première bouchée, alors que Landry et filles mitonnait pour l’essentiel une cuisine réconfortante imaginée autour d’une rôtissoire. «On recevait parfois des gens qui n’avaient lu que le titre des critiques qu’on a reçues et qui s’attendaient à manger le poulet le plus magique de leur vie. Écoute, il était délicieux, notre poulet, vraiment délicieux, mais on n’était pas le Toqué non plus. On n’appartenait pas à ce monde-là. Ce qui était magique chez nous, c’était la chaleur des gens qui t’accueillaient.»
Vers la mort du resto de quartier ?
L’honnête restaurant de quartier, où il fait bon cultiver ses habitudes et fraterniser avec le personnel en enfournant le même plat à chacune de ses visites régulières, serait-il donc à la veille de disparaître ?
«Il y a encore de la place pour ça, mais la compétition se faisant de plus en plus féroce, chaque établissement doit se distinguer, doit être le meilleur dans une certaine catégorie, pense Élise Tastet. Il faut que tu fasses la meilleure version de tel cocktail ou que tu cuisines le meilleur dumpling. C’est ce que nos lecteurs cherchent: être les premiers à découvrir quelque chose de nouveau ou de méconnu.»
Pour Danny St Pierre, l’échiquier de la restauration se dirigerait vers un clivage marqué entre une offre de prêt-à-manger maîtrisé et abordable et des tables déballant la totale (menus dégustation, menus événementiels), «mais où tu vas payer le vrai prix pour avoir du vrai ser vice ».
Le chef ouvrait d’ailleurs cet automne, sur l’avenue du Parc, avec son associée Fabrizia Rollo, un petit comptoir de pâtes et sandwichs baptisé Fabrizia. «Ce qui m’apparaît clair, c’est qu’il n’y a plus beaucoup de place pour de la cuisine commune, de moyenne gamme. Faire un bon boudin, ce n’est plus suffisant.»
Cette fascination pour «la nouveauté la plus nouvelle possible » camoufle-t-elle donc forcément un arrière-goût? «Ce qu’on risque de perdre, ce sont les classiques, prévient St Pierre. Nos institutions sont toujours en danger face à la nouveauté, c’est pour ça qu’il faut croire en elles, parce qu’elles contribuent à l’identité de notre ville. Il faut chérir ce qu’on aime pendant que c’est encore là. »
Un conseil sans doute valable autrement qu’au moment de choisir où manger ce soir.