Le Devoir

Emprunter le chemin des utopies

L’oeuvre ambitieuse du metteur en scène Hanna Abd El Nour appelle à la fois au rêve et à l’action

- MÉLANIE CARPENTIER COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Inquiet quant à l’état du monde et aux inégalités qui divisent nos sociétés, Hanna Abd El Nour croit que l’heure est venue de nous rassembler pour imaginer de nouvelles utopies collective­s. C’est l’objectif que se donne l’artiste iconoclast­e à travers un projet de grande envergure mené à la galerie Arsenal. Répartie sur douze heures,

Utopie(s) est une expérience théâtrale modulable à expériment­er de jour… ou de nuit. Cette fresque humaine entend mettre en lumière le rôle clé des femmes repoussées dans les marges de l’histoire des sociétés américaine­s.

Installé au Québec depuis 10 ans, l’artiste d’origine libanaise, connu pour son travail auprès de Christian Lapointe, s’est démarqué par ses mises en scène bousculant les convention­s du spectacle avec sa compagnie Volte 21. Rencontré à La Chapelle, le metteur en scène était alors en plein montage de Voyage(s), une pièce où quatre interprète­s issus de cultures et de discipline­s diverses — Sylvio Arriola, Marc Béland, Stefan Verna et Radwan Moumneh — mêlent leurs langages et remettent en question l’idée de frontière et de territoire.

Des archipels de résistance

« Pour Utopie(s), je n’ai pas retenu une approche documentai­re, mais je m’assure d’évoquer de manière poétique l’histoire des oubliées, des opprimées et des vaincues. Si je parle des utopies en me tournant vers le passé, c’est pour mieux tracer le chemin vers l’avenir. Comment peut-on avancer si on ignore notre mémoire et notre passé?» demande l’artiste, qui voit dans les inégalités et les déséquilib­res inhérents au patriarcat un grand échec de société à affronter pour aller de l’avant.

Mobilisant un choeur de 15 interprète­s, Hanna Abd El Nour place le corps dansant et performati­f au coeur de son travail. Il s’agit pour lui de dessiner une cartograph­ie de l’utopie qui passerait par la voix, la parole et le corps des femmes. Celles déjà célébrées — les pionnières —, comme celles anonymes et exclues,

Pour Utopie(s), je n’ai pas retenu une approche documentai­re, mais je m’assure d’évoquer de manière poétique l’histoire des oubliées, des opprimées et des vaincues HANNA ABD EL NOUR

formant à ses yeux des archipels de résistance: «Je m’attache à montrer sur scène des choses cachées ou ignorées par la société, ce qu’on manque à voir dans l’espace public. »

Inspiré par les figures mythiques, il réactualis­e dans le monde contempora­in la lutte d’Électre qu’il convoquait déjà dans sa précédente pièce, Les Électres des Amériques. Les phares de

la mémoire (2015). «Ce qui m’intéresse, c’est la position d’Électre par rapport au monde. Dans l’attente du retour de son frère, elle nourrit un rêve, une résistance, une utopie. J’aime imaginer le public comme étant Oreste. Quand il revient, les femmes lui racontent ce qu’il s’est passé pendant 500 ans d’histoire en Amérique. »

Action collective

«Je ne comprends pas pourquoi on n’arrive plus à rêver [à de nouvelles sociétés]. Pourquoi manque-t-on autant de courage ? Qu’est-ce qui nous paralyse?» se demande le metteur en scène, observant que notre incapacité à changer le monde dans l’immédiat nous pousse à rester dans l’inaction. «Au contraire, il faut agir, s’impliquer socialemen­t et éviter les doubles discours. Le changement commence par nous-mêmes, c’est une accumulati­on de petits gestes qui permet de bâtir une société. »

En choisissan­t de laisser se déployer l’oeuvre sur la longueur, le créateur défend sa liberté artistique, refusant de se plier au format standard auquel les artistes de la scène sont souvent contraints de se soumettre: «Je fais partie des exclus parce que j’essaie de résister à la loi du marché en portant un projet artistique engagé, perçu comme risqué et qui fait résonner une autre parole. Je ne cherche pas à plaire et à séduire, j’essaie de trouver un autre langage du réel, d’exprimer une révolte et des inquiétude­s.»

OEuvre collective et multidisci­plinaire, Utopie(s) se veut un événement festif qui «s’adresse à l’intelligen­ce des citoyens». En parallèle aux performanc­es, deux semaines de tables rondes auront lieu pour alimenter des débats sur l’économie, l’art, la politique et la justice, resserrés autour du rôle des femmes — passé, présent et futur — dans le progrès des sociétés, ainsi que sur les utopies liées au développem­ent des quartiers populaires.

 ?? ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR ?? Mobilisant un choeur de 15 interprète­s, Hanna Abd El Nour place le corps dansant et performati­f au coeur de son travail. Il s’agit pour lui de dessiner une cartograph­ie de l’utopie qui passerait par la voix, la parole et le corps des femmes.
ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR Mobilisant un choeur de 15 interprète­s, Hanna Abd El Nour place le corps dansant et performati­f au coeur de son travail. Il s’agit pour lui de dessiner une cartograph­ie de l’utopie qui passerait par la voix, la parole et le corps des femmes.

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