Les hauts et les doutes de Fanny Britt
Vengeance, possession et amour absolu sont au centre de Hurlevents, une pièce habitée par les ambitions littéraires des soeurs Brontë
Un salon de thé au charme vieillot où Fanny Britt a ses habitudes : on ne saurait envisager décor plus approprié pour une rencontre avec cette amoureuse de culture britannique. À l’adolescence, l’auteure et traductrice aux lointaines origines irlandaises a en effet été saisie par «cette âme à la fois rugueuse et perdue» qu’elle retrouve dans la poésie anglaise comme chez les soeurs Brontë.
Si bien que, lorsque le directeur du théâtre Denise-Pelletier, Claude Poissant, lui a suggéré d’écrire à partir d’un personnage féminin marquant, elle a illico songé à Charlotte Brontë, dont le Jane Eyre fut le modèle de sa jeunesse (lui ayant d’ailleurs inspiré un roman graphique à succès, Jane, le renard et moi), et à Emily Brontë, l’auteure des Hauts de
Hurlevent. Inspirations de départ de ce qui fut un long processus de création, aux méandres tortueux. «J’ai écrit une pièce complète, 75 pages, et il en est resté un paragraphe ! »
La dramaturge a dû se libérer de son admiration envers ses idoles pour écrire, ultimement, une pièce originale, contemporaine. Hurlevents est toutefois habitée par les ambitions littéraires des deux écrivaines victoriennes et par les archétypes hantant le récit de passion destructrice composé par Emily en 1846. «Finalement, ça donne une oeuvre qui veut poser des questions semblables sur la vengeance, la possession, l’amour absolu comme forme su-
prême de sentiment humain. Et sur l’absence de pouvoir des femmes. »
Quels sont les obstacles auxquels se heurtent les vingtenaires d’aujourd’hui? s’est demandé l’auteure. Comment s’exprime la dépossession ou le libre arbitre dans les rapports de couple ?
Campée lors d’un souper, la pièce dépeint, non sans humour, les passions contrariées d’étudiants en littérature. Un affrontement y survient entre une jeune femme vivant une liaison avec son prof d’université donjuanesque et une collègue de ce dernier, qui voit plutôt dans cette histoire d’amour «une aliénation et un résidu de patriarcat ».
Avec ce texte écrit avant le mouvement #MoiAussi mais après #AgressionsNonDénoncées, dans l’atmosphère «très acerbe, polarisée» de la campagne électorale américaine, Fanny Britt plonge donc dans un thème chaud. Visiblement inspirée par une polémique similaire qui a eu lieu à l’UQAM, l’auteure a aussi beaucoup puisé dans des blogues riches en anecdotes, qui «finissent toutes par se ressembler ».
«C’est là qu’on voit qu’il y a un système. Ce qui n’empêche pas ces jeunes femmes de vivre une expérience qui leur est propre, et qui ne peut être réduite à l’effet du système. C’est ce qui est compliqué. Même un homme qui agresse n’est pas qu’un agresseur, il est aussi autre chose. Et lui aussi est le produit d’un système.»
Contrairement à l’ère victorienne, avec sa claire absence de liberté pour les femmes, les relations humaines baignent aujourd’hui dans des zones grises, où les dynamiques de pouvoir ne sont pas toujours apparentes… C’est pourquoi la dramaturge juge important de «bâtir la possibilité d’un dialogue public nuancé, qui ne donne pas toutes les réponses », et d’encourager un temps de réflexion avant de se joindre au débat «plutôt que de juste ajouter au bruit et à la colère ».
Elle souhaiterait surtout qu’on développe une «tolérance à la complexité des enjeux, une façon de ne pas les réduire à une condamnation ou à une banalisation sans appel. Une tolérance à ce qui est incertain, difficile à comprendre, mystérieux, à ce qu’on ne sait pas encore. Essayer de supporter l’anxiété qui vient avec ça, j’ai l’impression que c’est crucial. Et je pense que ça va passer par un plus grand raffinement philosophique de notre [perception]. Une ouverture à la pensée».
Si elle nourrit le clivage, l’ère Facebook a aussi ses bons côtés, juge Fanny Britt. Elle a donné naissance à une génération qui prend la parole, ces millénariaux auxquels elle rend hommage dans sa pièce. «J’ai vu Aurélie Lanctôt et Léa Clermont-Dion [à Tout le monde en parle] : il me semble qu’à 25 ans, moi, j’étais tellement pognée que c’était très difficile d’envisager d’exprimer des opinions de manière aussi claire, de prendre ce risque. J’admire beaucoup ça. »
L’auteure de 40 ans n’a pas hérité de l’assurance des Y. «Mon anxiété ou ma propension au doute fait que, dès que j’énonce quelque chose, j’ai envie d’apporter un contrepoids», ou qu’un autre propose une vision différente. Cette capacité d’envisager plusieurs points de vue l’aide beaucoup à créer des personnages fouillés, imparfaits, sur lesquels elle pose un regard à la fois impitoyable et amoureux. Par contre, «dans la vie, ça peut être lourd »…
Écrivaine multiforme
Très autocritique, Fanny Britt dit posséder son «propre professeur intérieur, qui corrige tout». Lorsque je mentionne sa récente réussite dans la maîtrise de plusieurs genres, elle réplique: «Je me dis que c’est peut-être parce que je suis consensuelle et que je ne prends pas de risque…» (rires)
Ces dernières années, la dramaturge de Bienveillance (Prix du Gouverneur général en 2013) a en effet délaissé un peu le théâtre pour diversifier sa plume: deux romans graphiques primés illustrés par Isabelle Arsenault, un essai (Les tranchées). Et un premier roman, projet qui lui semblait énorme et dont l’écriture représentait une «gageure» avec elle-même. Pari gagné. Les maisons a résonné, et répondu, d’après les commentaires de ses lectrices (surtout), à une «certaine colère».
Elle va d’ailleurs retourner à l’écriture romanesque cette année. Même si sa première expérience de passer plusieurs mois à cohabiter dans sa tête avec une narratrice «sombre, pas très aimable et toujours fâchée », a contaminé son humeur, dit-elle avec humour. «J’écris [des personnages] aux existences ordinaires, mais qui vivent des voyages intérieurs. Alors, je suis un peu obligée de leur servir de paratonnerre.»
Mais Fanny Britt a besoin de cette alternance, de la solitude de la romancière et des aventures scéniques collectives. «Je suis extrêmement stable, plate et fidèle dans ma vie personnelle. Ma meilleure amie — la dramaturge Alexia Bürger — est encore celle que j’avais à 10 ans. Ça fait 30 ans qu’on s’appelle tous les jours… Mais dans le travail, j’ai besoin de changer de gang, de ne me poser nulle part. Même si chaque fois c’est vertigineux.»