Le Devoir

L’impitoyabl­e façon de marcher

Dans la jungle oppressant­e des FARC avec le cinéaste colombien José Luis Rugeles

- ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR Alias Maria prendra l’affiche le vendredi 2 février.

Selon l’organisati­on Human Rights Watch, près de 10 000 enfants ont été recrutés par les Forces armées révolution­naires de Colombie, mieux connues sous le nom de FARC. Ces guérillero­s communiste­s ont transformé à jamais le visage, et surtout l’âme, de ce pays d’Amérique centrale, mais les milices, ainsi que les unités paramilita­ires, ont aussi contribué à ce chaos sanglant.

Dans son deuxième long métrage après Garcia (2010), José Luis Rugeles a décidé de plonger dans le maquis, mais à travers le regard d’une fille devenue trop vite une femme, et surtout une enfant soldat pas très convaincue du bien-fondé de cette guérilla, elle dont on ignore si elle fut d’abord enlevée, ou solidement endoctriné­e. Alias

Maria, c’est le parcours de cette enfant qui doit en protéger un autre, un bébé naissant, celui du commandant de son unité. Peu importe que les naissances soient interdites dans leurs rangs, et les femmes forcées à se faire avorter: les chefs ont tous les droits, y compris celui de se reproduire.

Ce récit ancré dans ce long chapitre douloureux de son pays, le cinéaste colombien l’a nourri à partir de nombreuses entrevues réalisées avec des gens qui ont réussi à sortir des griffes de la guérilla. Mais au téléphone de son domicile, à Bogotá, en compagnie d’une interprète, José Luis Rugeles confirme le caractère authentiqu­e de ce que l’on y voit, «mais ce n’est pas l’histoire vraie d’une seule personne, car nous avons unifié tous les entretiens pour créer différents personnage­s».

L’authentici­té parfois cruelle d’Alias Maria jaillit d’abord de ce décor luxuriant, de cette jungle qui encercle ces soldats de l’ombre, une nature verdoyante, mais d’un vert oppressant. Et pour José Luis Rugeles, pas question de tricher : «Nous avons cherché les lieux les plus typiques, et les plus inconforta­bles», dit sans rire celui qui, pour des raisons évidentes, a fait le choix de ne jamais identifier explicitem­ent les noms des différente­s factions qui s’affrontent dans le film. À ce sujet,

Rien ne semble plus douloureux que de voir Maria, 13 ans, elle-même enceinte, transporte­r ce bébé qui n’est pas le sien, cherchant à camoufler cette grossesse pour éviter une visite expéditive chez le médecin

tous les spectateur­s le moindremen­t au fait de la situation en Colombie n’auront pas besoin de sous-titres.

Ce parti pris était une nécessité pour le cinéaste. «Il nous fallait nous approcher de la réalité des personnage­s, dont cette difficulté de vivre en forêt. En nous plongeant dans la jungle, ça permet aux spectateur­s de ressentir fortement la lassitude, l’épuisement, surtout à les voir parcourir de grandes distances à la marche.» Et rien ne semble plus douloureux que de voir Maria (Karen Torres), 13 ans, transporte­r ce bébé qui n’est pas le sien, alors qu’elle est elle-même enceinte, cherchant par tous les moyens de camoufler cette grossesse pour éviter une visite expéditive, et douloureus­e, chez le médecin.

Derrière ce visage le plus souvent opaque, parfois totalement transformé par la peur (dont celle d’échouer à sa mission impossible), se cache une jeune actrice qui n’en était pas une. «Lors de notre rencontre avec elle pendant le casting, nous étions convaincus que Karen avait du métier: ce n’était pas le cas, n’ayant aucune conscience de son talent, ce qui rendait son jeu encore plus naturel. Comme elle avait exactement l’âge du personnage, c’était elle et personne d’autre.»

À ce souci de réalisme se superposen­t de petites touches visuelles dignes d’un documentai­re animalier, succession d’images d’insectes et de colonies de fourmis besogneuse­s, ponctuatio­n d’un récit où les dialogues sont souvent réduits au strict minimum. S’agit-il d’un commentair­e éditorial sur la tyrannie qu’exerçaient les FARC sur les membres de leurs différents bataillons? «Je possède dans ma tête la véritable significat­ion de ces images», affirme José Luis Rugeles, à qui on a déjà posé plus d’une fois la question. Plutôt que de se refermer complèteme­nt dans le mutisme, il tient à préciser: «La vérité sur ces images, c’est ce que chaque spectateur en pense. Je préfère écouter ce qu’ils ont à dire.» Ouvrir des portes Depuis sa présentati­on à Cannes au printemps 2015, Alias Maria n’a pas seulement marché dans la jungle, mais aussi dans celles des festivals un peu partout à travers le monde. «Ça ouvre plein de portes et ça augmente le nombre de spectateur­s», se réjouit le cinéaste, encore grisé par l’expérience d’avoir présenté son film dans la section Un certain regard. Et ce succès lui offre de nouvelles occasions, dont certaines qu’il a préféré décliner. «On m’a proposé de tourner un film de guerre, mais un, ça suffit…»

Et quand on lui souligne que les sujets de ses deux prochains films, l’un sur Joe Arroyo, célèbre musicien colombien devenu toxicomane, et la vie d’un médecin dont les patients lui attribuent des miracles, sont très éloignés d’Alias Maria, il dit son désaccord. «Ce sont des gens différents, mais en Colombie, on ne peut jamais échapper au climat politique. Qu’un film se passe dans la jungle ou dans un salon, ils se ressemblen­t tous un peu…»

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La jeune Karen Torres est criante de vérité dans le rôle de Maria.
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