Le Devoir

La pop enjôleuse de Mélissa Laveaux

Groovy et moderne, son savoureux Radyo Siwèl ravive et transforme le folklore haïtien

- PHILIPPE RENAUD COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Avec son troisième album, Radyo Siwèl, paru ce vendredi, la Montréalai­se d’origine Mélissa Laveaux tourne la page, livrant rien de moins qu’un disque d’exception. Le Devoir a discuté avec l’auteure-compositri­ce-interprète des origines de ce bijou pop, exotique par sa langue et occidental dans son approche.

J’ai une amie habitant au Cap-Haïtien à qui je parle presque tous les jours sur Skype», nous raconte Mélissa Laveaux depuis son appartemen­t du 20e arrondisse­ment de Paris, où elle réside depuis quelques années. «J’ai refusé de lui envoyer mon nouveau disque parce qu’elle me disait : “Tu ne peux pas reprendre ces chansons, tu n’es pas assez haïtienne !” » Pourtant, c’est justement ce qui fait le charme de ce savoureux Radyo Siwèl : son regard différent, pop,

groovy, moderne et enjôleur porté sur le répertoire de la chanson classique et traditionn­elle créole du siècle dernier — principale­ment les chansons de l’occupation américaine d’Haïti de 1915 à 1934.

Une matière riche qui résonne drôlement bien avec le présent, s’amuse Mélissa Laveaux. «Quand Trump a lâché ses commentair­es sur les shithole countries, les Haïtiens de New York ont manifesté à Times Square, puis devant la Trump Tower. J’ai vu les images à la télé: les gens dansaient, chantaient, jouaient des tambours. C’était un carnaval, c’était de la musique de manifestat­ion ! »

Née à Montréal, Mélissa Laveaux a grandi à Ottawa dans un milieu anglo-saxon plus influencé par la culture des Caraïbes que par celle des Antilles. Exilée à Paris, elle a chanté ses mots en anglais, occasionne­llement en créole, sur une musique pétrie de folk et de blues. Ses deux premiers albums — le deuxième, Dying Is a Wild Night (2013), n’est jamais paru chez nous, faute de distribute­ur — étaient agréables, toutefois, leur principal mérite aura été de mettre en lumière l’immense potentiel de cette interprète à la voix craquante et au jeu de guitare instinctif.

Bijou de pop

Durant notre longue conversati­on, Laveaux échappe le terme « world music» pour décrire son nouvel album. Corrigeons: cet album, c’est de la pop, point barre, rappelant tantôt le sens du rythme de Manu Chao et la patine rétro de T-Bone Burnett, avec une touche de groove frais. Les refrains qui s’incrustent à la première écoute, l’orchestrat­ion brute, sans esbroufe, moderne dans sa simplicité. Mélissa Laveaux a beau y chanter en créole d’un bout à l’autre, ne nous y trompons pas, c’est un petit bijou de pop.

L’occasionne­lle meringue vient parfois bercer l’écoute, sur Angeli-Ko et Panama Mwen Tombé, par exemple, deux de ces immortelle­s du répertoire créole que l’amie lui défendait de reprendre. Une rare escapade rara propulse l’incroyable Jolibwa, «la chanson la plus carnavales­que du disque». Le texte ancien

Ça fait partie de la transmissi­on de ce répertoire : quelque chose de retrouvé, quelque chose de perdu, quelque chose d’inventé MÉLISSA LAVEAUX

fut déniché par Mélissa sans musique, laquelle fut composée en studio: «Jolibwa était un journalist­e fait prisonnier par les envahisseu­rs américains durant l’occupation, explique la musicienne. Le texte raconte comment les gens manifestai­ent devant la prison pour le faire libérer… alors qu’il était déjà décédé. »

À la trappe, les influences blues et folk: «J’essaie de faire quelque chose de différent à chaque album, résume-telle. J’ai toujours écouté du hip-hop, j’ai grandi avec ça. Le rap, la musique brésilienn­e, le trip hop et les musiques électroniq­ues. » Radyo Siwèl est d’abord un disque à guitares, la sienne et celle de son ami Drew Gonsalves, du groupe canadien Kobo Town: «J’avais envie d’un disque comme un dialogue entre nos guitares, mon style haïtien et le sien, de Trinidad.»

Affaire de transmissi­on

Les deux tiers des chansons sont tirés du répertoire folkloriqu­e créole; ailleurs, on découvre le plus important compositeu­r classique d’Haïti, Ludovic Lamothe (dit le «Chopin noir»), signant Nibo, «la chanson que chantaient les Haïtiens lorsque les Américains ont finalement quitté le pays, en 1934», après avoir étouffé les aspiration­s du peuple pendant presque deux décennies. S’y trouve aussi l’éminent guitariste classique Frantz Casseus (il a enseigné à l’Américain Marc Ribot, étoile de la guitare contempora­ine) à qui Laveaux rend hommage en reprenant

Nan Fon Bwa — lorsque l’orgue s’invite au refrain, frissons garantis.

Elle interpréta­it déjà quelquesun­es de ces chansons classiques, telle Angeli-Ko, une compositio­n du célèbre chansonnie­r Auguste de Pradines, premier d’une lignée de musiciens influents, «comme sa fille, Émerante Morse, maman de Richard, le leader du groupe phare de la musique “racine” RAM, et tante du chanteur et ex-président Michel Martelly, décédée tout récemment. Il n’y a pas de hasard, c’est une affaire de transmissi­on de la culture musicale du pays entre les génération­s… »

«J’ai vraiment galéré pour trouver les mélodies, enchaîne Mélissa. Lorsque je retrouvais les enregistre­ments de ces vieilles chansons, parfois, je me disais: “Ah, je n’arriverai pas à chanter ça, il faut que je la change.” Ou encore, je trouvais un texte, sans mélodie. J’ai tellement modifié les chansons que je n’étais plus sûre d’être autorisée à les chanter. Un jour, j’ai chanté devant Amos Coulanges, grand guitariste classique de musique haïtienne. Après, il m’a dit : “Ben, t’as changé beaucoup d’accords? T’as changé les mélodies?” Au final, il m’a dit: “Ouais… c’est bien.” Ça fait partie de la transmissi­on de ce répertoire: quelque chose de retrouvé, quelque chose de perdu, quelque chose d’inventé. »

« Lorsque mon label m’a dit que ça faisait longtemps que je n’avais pas lancé d’album, j’ai décidé d’enregistre­r ces chansons. » Question de feeling, comme chantait l’autre : Mélissa était retournée à Haïti au printemps 2016, «quelques mois seulement avant les élections aux États-Unis. Déjà, tout le monde parlait de lui en disant que Trump à la présidence, ça ne pouvait pas arriver… » Elle a commencé à travailler sur

Radyo Siwèl un mois avant son accession à la Maison-Blanche. « Je me suis dit: c’est maintenant qu’il faut lancer cet album, mon premier chanté tout en créole. C’est aujourd’hui que ça raconte quelque chose. C’est un épisode de l’histoire d’Haïti, c’est de la chanson haïtienne, mais le thème de l’envahisseu­r est universel », est-elle persuadée.

 ?? ROMAIN STAROPOLI ?? « J’essaie de faire quelque chose de différent à chaque album, résume Mélissa Laveaux. J’ai toujours écouté du hip-hop, j’ai grandi avec ça. Le rap, la musique brésilienn­e, le trip hop et les musiques électroniq­ues. »
ROMAIN STAROPOLI « J’essaie de faire quelque chose de différent à chaque album, résume Mélissa Laveaux. J’ai toujours écouté du hip-hop, j’ai grandi avec ça. Le rap, la musique brésilienn­e, le trip hop et les musiques électroniq­ues. »
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada