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Le Devoir de philo Hannah Arendt: Trump, ou la banalité du mal

Hannah Arendt aurait pu voir dans le président américain non pas un déviant, mais un être terribleme­nt normal

- JEAN-NICOLAS CARRIER L’auteur est psychologu­e Des commentair­es? Écrivez à Robert Dutrisac: rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

«Mes deux principale­s forces sont la stabilité mentale et le fait d’être, genre, vraiment brillant. » Ainsi réagit, sur son compte Twitter, le président Trump suivant la parution de Fire and Fury. Son auteur, Michael Wolff, y décrit le quotidien d’un homme incongru, égotique et paranoïaqu­e. Il s’ajoute à ceux qui remettent en cause l’état mental de l’homme et, partant, son aptitude à gouverner. La pensée d’Hannah Arendt offre quelques pistes pour envisager le «cas Trump» non pas sous l’optique de la déviance individuel­le, mais plutôt de sa déconcerta­nte normalité.

Hannah Arendt (1906-1975) fut profondéme­nt marquée par l’histoire de son siècle, laquelle, en retour, influença sa pensée. Étudiante juive d’une université allemande, elle fuira le nazisme peu après l’arrivée d’Hitler. Elle s’exile en France, et ensuite aux ÉtatsUnis, après s’être échappée d’un camp (et d’une mort certaine) sous l’Occupation. Récusant pour elle-même le titre de philosophe, elle publie plusieurs ouvrages tels Les origines du totalitari­sme (1951) et Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal (1963), considérés à juste titre comme des classiques de la philosophi­e politique.

Le mépris de la respectabi­lité et du réel

Dans Les origines…, Arendt revient sur les conditions politiques ayant mené aux totalitari­smes hitlérien et stalinien. Précision importante: le phénomène Trump n’a aucune commune mesure avec l’horreur totalitair­e qui y est décrite. Mais le portrait qu’elle dresse de «l’alliance provisoire» entre un candidat antiestabl­ishment et la « populace », laquelle rapproche la société de l’effondreme­nt, est des plus pertinents. Il s’agit d’un mouvement qui est certes antérieur au totalitari­sme.

La notion de délire — idées fausses contre lesquelles le réel n’a aucune prise — a de quoi surprendre lorsqu’on l’applique à la vie politique plutôt qu’aux individus. Or pour Arendt, l’attrait du régime totalitair­e, et la séduction qu’il opère sur «les masses» de gens «atomisés » et « sans attaches », provoque un refus non seulement des faits, mais aussi un mépris des valeurs professées par les classes dites supérieure­s. Ce mouvement suit «l’effondreme­nt du prestige et de l’autorité des institutio­ns politiques»; il rejoint des «gens apparemmen­t indifféren­ts auxquels tous les autres partis avaient renoncé, les jugeant trop apathiques ou trop stupides pour mériter leur attention». Leurs électeurs, indique-t-elle, «n’avaient rien en commun, sinon une vague conscience que les espoirs des adhérents des partis étaient vains, que, par conséquent, les membres les plus respectés, les plus organisés, les plus représenta­tifs de la communauté étaient des imbéciles, et que toutes les puissances établies étaient moins mauvaises moralement qu’également stupides et frauduleus­es ».

Du côté de Trump, paradoxale­ment, l’effet de ses outrages le conduisit à la présidence. Tablant (par inadvertan­ce?) sur des ressorts décrits par Arendt, il porta «publiqueme­nt le masque de la cruauté quand tout le monde était d’évidence égoïste en faisant semblant d’être aimable». Il fit «étalage de méchanceté dans un monde, non de méchanceté, mais de mesquineri­e ». Le « délire », s’il en est, vint du fait que les masses de gens sans réelles appartenan­ces politiques s’identifièr­ent non plus aux valeurs humanistes ou démocratiq­ues (jugées obsolètes et frauduleus­es), ni même à la véracité des faits («alternatif­s», s’entend), mais à la force brute et sans objet dont se réclame le candidat à l’encontre d’un système, et même du sens commun, déclarés méprisable­s par le candidat antiestabl­ishment. Son programme: «détruire la respectabi­lité» en lui opposant ses propres valeurs, ses propres faits. Efficace, cette nouvelle réalité amoindrit bien des esprits, s’emparant même des plus intelligen­ts et conscienci­eux; elle les prive de la capacité de penser par euxmêmes, de se saisir du réel et de réfléchir à la portée de leurs actes.

Vice de la parole, vice de la pensée

Dans son compte rendu du procès du nazi Adolf Eichmann, jugé en Israël peu après sa capture en 1960, Arendt poursuit ses réflexions en prenant appui sur le sinistre cas de ce rouage important du régime. Elle y brosse de l’accusé un portrait pour le moins déroutant. Bien qu’elle l’estima coupable de ses crimes, il ne fut à ses yeux ni le «monstre» ni le «fou» qu’elle s’attendait à voir.

Fait étrange, les profession­nels chargés par la Cour d’évaluer la condition psychique d’Eichmann ne décelaient chez lui aucun trouble que ce soit. Pour franchir le fossé entre la « normalité » alléguée de l’homme et la barbarie de ses actes, Arendt développa des thèses, qui en confondire­nt plusieurs, autour de sa célèbre formule de «banalité du mal». Entendons ici que la banalité en question ne se rapporte aucunement à l’horreur stalinienn­e ou nazie. Elle en qualifie plutôt les acteurs: des gens sans histoire; des gens ordinaires qui paient leurs impôts, qui vont à la messe, etc. Son analyse du cas Eichmann la conduit à envisager cet officier SS, et ses millions de complices, non comme «des pervers ou des sadiques», mais plutôt comme des hommes «terribleme­nt et effroyable­ment normaux ». Elle fait, par exemple, de l’affable voisin (aimant les chats et joueur de bridge) le rouage bureaucrat­ique de «meurtres administra­tifs» commis avec méthode sur les millions d’innocents.

Évidemment, tout aussi odieux soient-ils, les gestes de Trump ne sauraient aucunement se mesurer aux crimes d’Eichmann. Cela dit, il se trouve entre les deux hommes des similitude­s susceptibl­es d’éclairer notre réflexion. Pour l’anecdote, on retiendra qu’Arendt considérai­t Eichmann comme un inculte vaniteux, ambitieux, incohérent, menteur, socialemen­t maladroit et dénué de tout sens de l’humour. Bien avant Twitter, le florilège de maladresse­s et de contradict­ions qui émaillaien­t ses propos recelait quelque chose de clownesque, d’involontai­rement comique; le genre de matériel dont raffolerai­ent aujourd’hui les humoristes de la télé. Ce dernier vice tenait du fait qu’il présentait « un défaut plus spécifique, et aussi plus décisif » : une «incapacité à parler» doublée d’une «incapacité à penser — à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre». Inapte à considérer toute perspectiv­e autre que la sienne, il s’installait, entre le monde et Eichmann, une sorte de voile opaque. Impossible de communique­r avec lui, et encore moins de le contredire avec des faits, parce que les « slogans » et autres « clichés euphorisan­ts », c’est-à-dire des phrases toutes faites destinées à le rassurer, dressaient un redoutable mur contre le véritable sens des mots, contre «la présence des autres et, partant, contre la réalité en tant que telle ».

Quel mal pour Trump?

S’il existe un « mal trumpien », la pensée politique d’Arendt nous suggère de l’appréhende­r sous l’angle de l’«automystif­ication». Vice à la fois privé et public, l’automystif­ication produit « un monde capable de concurrenc­er le monde réel, dont le grand désavantag­e est de ne pas être logique, cohérent et organisé». Quiconque en est épris devient en quelque sorte dupe de sa duperie, du fait que les « banalités réconforta­ntes» et les «formules toutes faites» lui semblent plus réelles, voire plus raisonnabl­es et légitimes que tout le reste. Du côté de Trump, c’est comme si, du fait de la détériorat­ion sociale ambiante, un génie malicieux s’était en quelque sorte emparé de sa personne. Ainsi mystifié par lui-même, il multiplier­a les outrances les plus invraisemb­lables. Devant ses contradict­eurs, il se convaincra qu’il est respectueu­x, conséquent et stable. Comme si, au fond, dans son esprit, il n’y avait pas de contradict­ion entre son infâme «Je les agrippe par la chatte » et « Personne ne respecte autant les femmes que moi », des mots qui, dans des circonstan­ces radicaleme­nt différente­s, remplissen­t exactement la même fonction, celle de lui remonter le moral.

L’homme que décrit Wolff dans Fire and Fury est sans conteste un type troublé et troublant : il se raconte les mêmes histoires, vante son « génie » et peine à accomplir quoi que ce soit. Alors que certains y voient des indices évidents de psychopath­ologie, une lecture arendtienn­e laisserait entendre qu’on est devant un homme banal, lequel ne cesse depuis un an, et avec fracas, de se consoler devant nous tous.

Cela étant, l’éventualit­é que le président Trump soit mentalemen­t troublé demeure possible, du moins en principe. Mais nul expert, éthique profession­nelle oblige, ne devrait statuer publiqueme­nt sur son cas. L’oeuvre de Hannah Arendt, et c’est ici son plus grand mérite, permet de jeter sur l’homme des lumières non pas cliniques, mais bien politiques. Elle accorde à toutes et à tous, experts ou non, la possibilit­é d’en discuter collective­ment sur des bases égalitaire­s. Arendt nous rappelle que la méchanceté, tout aussi inquiétant­e et sinistre qu’elle nous paraisse, est plus qu’un simple sujet de médecine ; elle est un mal inhérent à notre nature. Ne reste qu’à espérer que les experts médiatique­s du psychisme humain, devant des politicien­s qu’ils n’ont jamais rencontrés, cesseront un jour de leur chercher des bobos: il en va de la dignité de la profession et de la santé du débat public.

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ILLUSTRATI­ON TIFFET S’il existe un «mal trumpien», la pensée politique d’Hannah Arendt nous suggère de l’appréhende­r sous l’angle de l’«automystif­ication». Vice à la fois privé et public, l’automystif­ication produit «un monde capable de concurrenc­er le monde réel, dont le...
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ALEXANDRE BEAULIEU Jean-Nicolas Carrier est psychologu­e.

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