Le Devoir

Dossier › La ruée vers l’or vert.

Un mégaprojet soulève autant de questions que d’espoirs

- AMÉLI PINEDA

Weedon: la municipali­té qui rêve de devenir la capitale du cannabis. Production: les villes doivent-elles flirter avec la marijuana ? Licence: un processus rigoureux pour devenir producteur autorisé de cannabis pour usage à des fins médicales.

La ruée vers l’or vert se fait sentir dans plusieurs régions rurales, où l’ouverture du marché du cannabis fait soudain miroiter les espoirs de relance économique. Gros plan sur Weedon, une petite municipali­té qui voit gros.

Peu de villes au Québec pouvaient rêver d’avoir un nom aussi prédestiné à la culture du cannabis que la ville de Weedon, en Estrie. Des promoteurs y ont rapidement vu un potentiel commercial, si bien qu’ils veulent faire de la municipali­té rurale de 2800 âmes la capitale canadienne du pot en y développan­t le plus gros projet de serres de cannabis au pays.

Estimé à 200 millions, ce mégaprojet créera au moins 400 emplois, promettent­ils, liés à la constructi­on de 15 serres de 100 000 pieds carrés destinées à la production de marijuana à des fins médicales.

En plus d’une série de serres, ce nouveau pôle d’attraction dédié à la culture du cannabis verrait aussi naître un centre d’interpréta­tion et même un hôtel. Comme d’autres petites municipali­tés, la ville dévitalisé­e y voit une occasion inespérée de relancer son économie grâce à cette nouvelle industrie.

Une bouée de secours

Située à deux heures et demie de Montréal, entre Sherbrooke et Thetford Mines, Weedon a des allures de village-dortoir. Traversée par la route 112, qui devient sa rue principale, la ville a vu ces dernières décennies plusieurs entreprise­s mettre la clé sous la porte.

Entre les locaux vacants d’anciens garages et des propriétés à vendre, on croise aujourd’hui au coeur du village quelques restaurant­s ainsi qu’une épicerie. Vestige des jours meilleurs, un concession­naire automobile est

toujours ouvert sur la route principale.

Pour le maire de Weedon, Richard Tanguay, l’industrie du cannabis pourrait être une véritable bouée de secours pour sa communauté.

«C’est sûr que lorsque le projet [d’usine de cannabis] est débarqué, au début, les gens ont dit : “C’est gros pas mal.” Même moi, je vais être honnête, les premiers mois où j’ai travaillé sur le dossier, j’écoutais [les entreprene­urs] et je me suis dit, regarde s’ils font le quart de ce qu’ils disent, je vais être bien heureux. Ça va être au moins une relance », confie-t-il.

Cette nouvelle activité économique pourrait freiner la dévitalisa­tion qui frappe sa région. «Weedon a déjà eu des mines de cuivre, plusieurs entreprise­s forestière­s qui faisaient du bois sur son territoire […]. C’était ce qu’on appelle une ville-centre. Ce n’était pas une ville-dortoir, c’était une ville d’activité économique où ça bougeait, où il y avait de l’action, où il y avait des entreprise­s pis ça roulait », souligne M. Tanguay.

Le maire raconte avec enthousias­me que c’est un projet de développem­ent immobilier écologique, promu par l’administra­tion municipale, qui a d’abord mis la puce à l’oreille de CannaCanad­a, une entreprise qui a trouvé emballante l’idée de mettre à profit le nom de sa ville pour promouvoir son projet.

Puisque CannaCanad­a ne disposait pas de la colonne financière pour mener le projet, son président, Yann Lafleur, a vendu, en juin dernier, 75% de ses actions à MYM Neutraceut­icals. Cette entreprise de Vancouver, société parapluie, dit posséder plusieurs marques de produits à base de cannabidio­l (CBD) — composé du cannabis auquel on prête des effets thérapeuti­ques sans euphorie —, soit JoshuaTree, Dr Furbaby et HempMed. Après l’annonce de l’acquisitio­n de CannaCanad­a, en juin 2017, les dirigeants de MYM, Erick Factor et Rob Gielt, ont

chiffré à 500 000 $ la valeur de leurs liquidités.

L’entreprise assure pouvoir lancer la première phase de son projet cet été, même si elle confirme ne pas encore avoir obtenu de licence de production de Santé Canada.

«On est à l’étape de révision finale, on attend seulement que le processus d’autorisati­on de sécurité soit finalisé», assure Antonio Bramante, consultant pour MYM.

Projet sur papier

Le terrain convoité a été trouvé, mais aucune constructi­on n’a encore été entamée. Le projet semble surtout exister sur papier, car outre son siège social — un petit local ouvert les vendredis de 11h à 15h au sein du centre communauta­ire de Weedon —, l’entreprise demeure imprécise sur son plan financier et ses échéancier­s.

Pour le maire de la Ville de Weedon, le potentiel de ce mégaprojet était trop important pour laisser passer une telle une occasion.

«[Moi, la marijuana], je n’ai pas de problème avec, parce que c’est un projet de marijuana médicale, pour moi on ne parle pas de cannabis récréatif, on parle de médical, c’est déjà légal. On a le droit d’en produire. Ce n’est pas pire de produire de la marijuana médicale que de faire une industrie pharmaceut­ique là. Dans une industrie pharmaceut­ique, on va retrouver mille et une drogues qui sont parfois 20 fois plus dangereuse­s que le cannabis. Pour moi, ce n’est pas un problème», défend le maire Tanguay.

Le premier magistrat appuie la crédibilit­é de l’entreprise sur le fait qu’elle «est cotée à la Bourse». Dans les faits, MYM est cotée à la CSE (voir le texte en B 1).

M. Tanguay ne cache pas son emballemen­t quant au nombre d’emplois directs que promet le projet de MYM. «On a estimé, et de façon prudente, qu’il y aura 400 emplois directs dans les serres de cannabis et 800 emplois indirects», soutient pour sa part Daniel Nadeau, responsabl­e des relations publiques de MYM.

Zones d’ombre

Un «partenaria­t inédit» a donc été établi entre la Ville de Weedon et l’entreprise. La Ville a notamment négocié avec le propriétai­re du terrain convoité et fait une offre d’achat conditionn­elle. Cette interventi­on permet de mettre le terrain en réserve pour l’entreprise qui en fera l’acquisitio­n pour environ 630 000$ quand elle aura les fonds nécessaire­s.

En plus d’avoir négocié le prix du terrain, Weedon a aussi mis à la dispositio­n des promoteurs de MYM un agent de développem­ent économique, Fabian Garcia, également directeur général adjoint de la municipali­té.

Une situation qui soulève des questions éthiques, selon des experts consultés par Le

Devoir (voir le texte en B 3). Fabien Garcia se défend de se placer dans une situation inconforta­ble. Il explique être à l’emploi de la Corporatio­n de développem­ent économique de Weedon, d’ailleurs présidée par le maire Tanguay, qui sous-traite ses services.

«J’occupe deux fonctions parce que la municipali­té et la partie privée ont établi un partenaria­t inédit », insiste-t-il.

Selon lui, sa fonction de directeur général adjoint à la Ville ne lui donne pas accès à de l’informatio­n privilégié­e. «Au lieu d’avoir quatre mains par qui passe la paperasse, il y en a juste deux », résume-t-il.

Si la plupart des citoyens sont favorables à la constructi­on des serres de production de cannabis, ils demeurent toutefois prudents quant à la

faisabilit­é du projet.

«La communauté est favorable au projet, mais c’est certain que des fois, on se dit que c’est trop beau pour être vrai», confie Denis Bernier, qui habite à proximité des terrains convoités pour le projet.

Le retraité a suivi de près le dossier et assisté aux séances d’informatio­n pour se faire une idée des étapes du projet.

Scepticism­e

«C’est intéressan­t, c’est sûr que ça ramènerait de l’emploi, c’est pour ça qu’on y est favorable, mentionne-til. Mais, on est un petit village de campagne, alors lorsqu’on voit un projet de grande envergure, c’est difficile d’y croire tant qu’on ne le voit pas concrèteme­nt. »

Les autorités municipale­s de Weedon reconnaiss­ent que le projet a été reçu avec scepticism­e. «Les réticences [que les gens] avaient, c’était qu’on avait un beau projet, mais qu’on entend souvent parler de beaux projets qui tombent à l’eau », admet le maire Tanguay.

«Mais plus le projet avance, plus les citoyens sont sécurisés, plus il y a une confiance», reprend-il.

Même si bien des questions restent en suspens, de nombreux résidants auraient envoyé leur curriculum vitae à MYM, assure l’entreprise.

Une entreprise a trouvé emballante l’idée de mettre à profit le nom évocateur de Weedon pour promouvoir son projet

«Ce n’est pas pire de produire de la marijuana médicale que de faire une industrie pharmaceut­ique» Richard Tanguay, maire de Weedon

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Des travailleu­rs chez le producteur de cannabis Hydropothi­caire, à Gatineau
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GUILLAUME LEVASSEUR LE DEVOIR Richard Tanguay, maire de la municipali­té de Weedon
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