Le Devoir

Michel David «Je suis Émilie», cette infirmière exténuée

- MICHEL DAVID

Le gouverneme­nt Couillard ne pourra pas dire qu’il n’a pas été prévenu. Dès son élection, la nouvelle présidente de la Fédération interprofe­ssionnelle de la santé (FIQ), Nancy Bédard, avait clairement signifié que sa grande priorité au cours des prochains mois serait d’obtenir un ratio infirmière-patients sécuritair­e dans tous les établissem­ents du Québec.

Le cri du coeur lancé par la jeune infirmière Émilie Ricard, totalement exténuée dans son CHSLD de l’Estrie, a ému tout le Québec, mais sa situation n’a malheureus­ement rien d’exceptionn­el, surtout dans les établissem­ents de longue durée.

Le problème ne date pas d’hier et il a été abondammen­t documenté. Dans une étude publiée en 2015, un professeur à la Faculté des sciences infirmière­s de l’Université Laval, Patrick Martin, avait conclu que «les gestionnai­res tiennent pour acquis que, peu importe la surcharge, elles [les infirmière­s] vont sauver les meubles », mais qu’elles hésitent à dénoncer une situation inacceptab­le — et même à en aviser leur syndicat — parce qu’elles ont peur des représaill­es.

En septembre de la même année, la mort d’un quinquagén­aire lourdement handicapé dans un CHSLD de la région de Québec, à la suite d’une erreur de dosage d’un puissant narcotique, avait démontré de façon dramatique les risques que cela comportait.

Dans son rapport, la coroner Mélanie Laberge n’avait pas blâmé l’infirmière, mais plutôt la surcharge de travail. L’employée devait veiller sur 175 pensionnai­res, soit plus du double de ceux dont Mme Ricard a la responsabi­lité. «C’est le tournant dans les CHSLD. Il y a des choses à améliorer et ça va se régler », avait déclaré le ministre de la Santé, Gaétan Barrette. De toute évidence, son esprit a été occupé ailleurs.

Un professeur à la Faculté des sciences infirmière­s de l’Université Laval, Patrick Martin, avait conclu que «les gestionnai­res tiennent pour acquis que, peu importe la surcharge, elles [les infirmière­s] vont sauver les meubles »

Il est vrai que les heures supplément­aires imposées aux infirmière­s à temps plein ont créé un « cercle vicieux» difficile à briser. Celles qui souhaitent mener une vie normale boudent les postes disponible­s, ce qui augmente encore la charge de celles qui les occupent et les rend d’autant moins attrayants.

Là encore, il n’y a rien de nouveau. Dans son étude de 2015, M. Martin avait résumé la dysfonctio­n du système de la façon suivante: «Les heures supplément­aires sont des mesures d’exception qui sont devenues des méthodes de gestion.» Un peu comme ces «unités de débordemen­t», qui en sont venues à être considérée­s comme une façon normale de gérer les salles d’urgence.

Le premier ministre Couillard a raison de dire que les besoins et les coûts de santé augmentero­nt toujours plus rapidement que les ressources disponible­s, et le vieillisse­ment de la population ne peut qu’aggraver les choses. Le Québec n’est pas la seule société à devoir composer avec cette réalité.

Curieuseme­nt, cette inconcilia­bilité ne semble pas affecter les médecins, dont la rémunérati­on a crû à un rythme prodigieux au cours des dernières années, même si on répète ad nauseam qu’ils sont suffisamme­nt payés.

L’imaginatio­n dont on fait preuve pour l’augmenter ne cesse d’étonner, qu’il s’agisse de l’indemnité d’assiduité que touchent les médecins quand ils arrivent à l’heure ou encore le «forfait jaquette» auquel ils ont droit quand ils prennent les précaution­s d’usage pour visiter un patient placé en isolement. Pourquoi les infirmière­s, dont la ponctualit­é n’est pas négociable et qui sont exposées aux mêmes risques de contaminat­ion, n’y ont-elles pas droit ? Je vous le donne en mille !

Les éminents médecins qui nous gouvernent et qui ont négocié ces avantages ne manquent pas de culot pour renvoyer la balle aux infirmière­s et leur demander de trouver ellesmêmes une solution à leurs problèmes, comme si cela ne concernait pas le gouverneme­nt.

C’est tout juste s’ils ne les ont pas accusées de préférer les postes à temps partiel par paresse. Alors que tous les partis rivalisent de propositio­ns pour faciliter la vie des familles, pourquoi faudrait-il exiger des infirmière­s qu’elles se tuent à l’ouvrage ?

Le scepticism­e, pour ne pas dire l’hostilité, que suscitent les réformes de M. Barrette est déjà suffisamme­nt répandu. Le gouverneme­nt serait très mal avisé de s’en prendre aux infirmière­s, que la population tient dans la plus haute estime. Le sort des cadres, qui doivent subir en silence les diktats du ministre, ne risque pas de l’émouvoir, mais elle sera sensible à la détresse de celles qui donnent l’impression de tenir le réseau à bout de bras.

Dans la situation précaire où se trouvent les libéraux à huit mois de l’élection, la dernière chose dont ils ont besoin est un symbole auquel s’identifier­aient ceux qui s’estiment victimes de 15 ans de gouvernanc­e libérale et qui pourraient clamer : « Je suis Émilie. »

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