Le Devoir

Les villes doivent-elles flirter avec la marijuana ?

En accueillan­t des projets de production, les municipali­tés s’exposent à des enjeux éthiques

- AMÉLI PINEDA

«Il faut être très prudent. Oui, j’ai dit que j’étais ouvert à la venue d’entreprise­s de production, mais les entreprene­urs ont des étapes à suivre.» Yvon Deshaies, maire de Louisevill­e

Création de nouveaux emplois et relance de l’économie locale, la perspectiv­e de jours meilleurs avec l’arrivée du marché du cannabis pousse plusieurs petites villes à prendre les devants et à courtiser des entreprene­urs pour qu’ils viennent s’installer chez elles. Un flirt qui n’est pas sans risques, préviennen­t des experts, qui soulèvent plusieurs enjeux éthiques.

Souhaitant accueillir des projets de culture de marijuana, des villes ouvrent grandes leurs portes aux futurs producteur­s de cannabis. Que ce soit par exemple en modifiant un règlement de zonage ou encore en réservant un terrain pour les futurs producteur­s, des municipali­tés tentent de tirer leur épingle du jeu.

«Faire du développem­ent économique, ça fait partie des responsabi­lités d’une municipali­té, mais il faut le faire avec une extrême prudence», prévient Rémy Trudel, professeur d’administra­tion publique à l’ENAP.

Les villes ne devraient jamais prendre de risques financiers, souligne l’expert, d’abord parce que l’industrie du cannabis en est actuelleme­nt à ses balbutieme­nts, mais aussi parce que les intérêts des producteur­s sont d’abord économique­s.

Le cas de la Ville de Weedon laisse l’expert perplexe. Selon lui, la Ville a fait preuve de sagesse en se limitant à réserver un terrain pour l’entreprise. Mais la municipali­té se place dans une position inconforta­ble en permettant à son directeur général adjoint, Fabian Garcia, de travailler à temps partiel pour l’entreprise MYM, qui mène le projet de serres de cannabis.

«Que la municipali­té facilite l’implantati­on à travers les pouvoirs qu’elle a, j’en suis. Par contre, qu’on utilise quelqu’un de l’administra­tion publique au profit de l’entreprise privée, il y a une question éthique qui se pose», note M. Trudel.

La Ville se défend en précisant que M. Garcia travaille pour la Corporatio­n de développem­ent économique de Weedon. Pour lui assurer un emploi à temps plein, la Corporatio­n, présidée par le maire, soustraite ses services à la fois à la Ville de Weedon et à l’entreprise MYM Neutraceut­icals.

«Juridiquem­ent, ça se peut que ce soit acceptable, mais sur le plan de l’éthique, l’étanchéité entre les deux rôles, le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on entre sur le terrain de l’apparence du conflit d’intérêts », analyse M. Trudel.

Il rappelle que la perception des enjeux éthiques peut différer du public au privé. «Quand tu es dans l’administra­tion publique, rien ne peut se faire sans autorisati­on, tandis que lorsque tu es dans l’entreprise privée, tout peut se faire, sauf ce qui est défendu par la loi», souligne-t-il.

Entrer dans le marché

Autre élément à ne pas perdre de vue, selon le politologu­e André Lamoureux, c’est que n’entre pas qui veut dans le marché du cannabis. «Tout dépend de Santé Canada, qui d’abord autorise la production et ensuite la vente», souligne M. Lamoureux.

Actuelleme­nt au Québec, seulement six sites de production de cannabis ont reçu une licence de Santé Canada.

Il observe toutefois que certaines entreprise­s, dont MYM avec le projet Weedon, n’hésitent pas à promouvoir leurs projets avant même d’avoir obtenu les autorisati­ons nécessaire­s.

«Je ne vois pas beaucoup d’ancrage dans la mise en oeuvre concrète. On présente une certaine vision grandiose, mais je crois qu’il faudrait être plus prudents lorsqu’on parle de développem­ent économique parce qu’on ne peut pas créer des attentes qui ne seront pas satisfaite­s», dit-il.

Selon les experts, un modèle intéressan­t est celui de la ville de Louisevill­e, en Mauricie. En 2016, le maire, Yvon Deshaies, s’est non seulement dit favorable à la légalisati­on du cannabis, mais il a aussi lancé une invitation aux producteur­s de marijuana à s’installer dans la municipali­té de 7500 habitants.

La prudence

C’est toutefois la Municipali­té régionale de comté (MRC), composée de toutes les villes du territoire, qui a agi comme intermédia­ire. «Selon moi, il faut être très prudent. Oui, j’ai dit que j’étais ouvert à la venue d’entreprise­s de production de cannabis, mais après ça, les entreprene­urs ont des étapes à suivre», souligne le maire Deshaies.

D’ailleurs, il s’étonne de voir la municipali­té de Weedon promouvoir le projet.

«On peut se réjouir de l’arrivée d’une entreprise, mais il faut faire attention à la publicité qu’on en fait. Le processus pour obtenir une autorisati­on de Santé Canada est très pointilleu­x», indique-t-il.

La Ville de Pointe-Claire, dans l’ouest de l’île de Montréal, qui s’est retrouvée dans la mire du producteur de cannabis albertain Aurora, l’a accueilli comme toute autre entreprise qui s’installe dans le quartier industriel.

«Toute entreprise qui souhaite s’installer à Pointe-Claire doit respecter les règlements de zonage de la Ville qui déterminen­t les usages permis selon les secteurs pour l’ensemble du territoire», fait valoir le maire, John Belvedere.

Selon M. Lamoureux, il est possible que des projets comme celui de Weedon débloquent, mais pour l’instant, estime-t-il, plusieurs relèvent davantage «de l’intention que du réel».

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR L’outaouaise Hydropothi­caire fait partie des six sites actuels où des producteur­s ont été autorisés par Santé Canada à cultiver du cannabis au Québec.
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ISTOCK Pour l’instant, les permis délivrés au Canada visent la production de cannabis médical.

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