Le Devoir

Quand notre télé se fait crue

Afin d’assurer sa survie, la télé généralist­e est de plus en plus audacieuse

- MANON DUMAIS

« La télévision d’État ou TVA, ce n’est pas le cinéma, ce n’est pas le câble, ce n’est pas Netflix, c’est quelque chose de diffusé très largement» Pierre Barrette, professeur à l’École des médias de l’UQAM

«Cette émission comporte des scènes de violence, des scènes de nudité et du langage vulgaire pouvant ne pas convenir à de jeunes enfants. La supervisio­n des parents est conseillée.» Malgré l’avertissem­ent en grosses lettres et en voix off, les téléspecta­teurs s’indignent devant la teneur de ce que les chaînes généralist­es leur présentent et le font savoir avec éclat sur les réseaux sociaux. Rappelons l’émoi créé par le viol de Jeanne Biron (Ève Landry) et l’arrivée à Liettevill­e d’Eyota Standing Bear (Natasha Kanapé Fontaine) dans Unité 9.

« Les gens sont plus ou moins sensibles à ces avertissem­ents-là, qui apparaisse­nt à chaque début d’émission, à chaque retour de pause, donc ils finissent par ne plus en tenir compte. Peut-être devraiton changer la nature de ces avertissem­ents, mettre plus d’accent sur ce qui s’en vient», suggère Pierre Barrette, professeur à l’École des médias de l’UQAM.

Même dans les séries où l’on ne s’y attend pas, la violence apparaît sans crier gare. Dans Hubert & Fanny, une jeune mère meurt d’une balle dans le coeur. Alexis (Maxime Le Flaguais) des Pays d’en haut se tire une balle dans la tête. Dans District 31, un préposé aux bénéficiai­res frappe une vieille dame avant de l’agresser sexuelleme­nt. Qui n’a pas frissonné en voyant Mia (Caranne Laurent) écrabouill­er un oiseau entre ses mains dans Ruptures ? Et bien sûr, comment oublier le viol collectif subi par Fanny (Ludivine Reding) dans Fugueuse ?

Crudité du langage, nudité frontale, violence explicite: notre petit écran serait-il devenu trop audacieux? À moins que ce soit le public qui soit trop frileux? «La télé est le reflet de la société dans laquelle on évolue, avance Isabelle Pelletier, coauteure de Ruptures. Le Québec est une société en profonde mutation et on commence à avoir de la télé qui a un caractère plus social, qui traite d’enjeux plus chauds. On n’a pas le choix parce qu’on est influencé par l’extérieur. »

Public gourmand

Gourmand et curieux, le téléphile québécois ne se contente pas de ce que lui présentent TVA ou Radio-Canada. Quand il ne syntonise pas l’une des nombreuses chaînes câblées américaine­s, il navigue d’une plateforme numérique à l’autre pour satisfaire son besoin d’histoires originales repoussant les cadres de la télé traditionn­elle.

«Le public est plus ouvert à ce type de visions là, mais on se méprend sur l’aspect niché de ce public-là, fait remarquer Pierre Barrette. Une scène de viol diffusée à 21h sur TVA va nécessaire­ment causer du remous, car le public peut se sentir pris en otage devant ces scènes-là. Il y a des scènes cent fois plus explicites que ça dans le cinéma québécois, mais on n’en entendra jamais parler. La télévision d’État ou TVA, ce n’est pas le cinéma, ce n’est pas le câble, ce n’est pas Netflix, c’est quelque chose de diffusé très largement.»

Devant la révolution télévisuel­le américaine, les créateurs, producteur­s et diffuseurs d’ici n’ont pas le choix de rivaliser les uns contre les autres tant dans le choix des sujets que dans leur illustrati­on. L’une des tendances lourdes, c’est de se tourner vers le réalisme social.

«La télévision a toujours eu cette volonté de réalisme social, note Stéfany Boisvert, chercheuse postdoctor­ale à l’Université McGill. Au Royaume-Uni, dans les années 1960, les production­s télévisuel­les de Ken Loach abordaient des problémati­ques sociales importante­s; cela avait créé une controvers­e, mais avait aidé à changer certaines politiques. La télévision a souvent cette tendance à faire ça, parce que ça fait partie des fonctions sociales et culturelle­s qu’on lui attribue.»

Si les auteurs tendent un miroir de la société, cela ne signifie pas pour autant que tous se font pédagogues ou sonneurs d’alarme: «On montre la vérité telle qu’elle est, ce que l’art fait en général. J’ai toujours eu la volonté d’essayer de dire quelque chose au moyen de mon travail. Dans Ruptures, on a consciemme­nt décidé de témoigner de sujets sous plusieurs angles. Quand on a fait l’épisode sur l’autisme, on n’a pas voulu réveiller les conscience­s sur cette situation-là, mais montrer l’intime », soutient Daniel Thibault, coauteur de Ruptures.

«On est dans les teintes de gris, poursuit Isabelle Pelletier.

On est deux à écrire, alors on se challenge beaucoup sur ce qu’on ferait dans une situation donnée. Je pense que ça peut aider les gens à se questionne­r, à prendre position par rapport à un sujet. On n’essaie pas de leur imposer une vision; on veut juste témoigner de ce qu’on vit en tant que Québécois dans un moment donné. »

Le cas Fugueuse

Fugueuse n’a pas fini de créer l’émoi. C’est d’ailleurs pour cette raison que Le Devoir n’a pu recueillir les propos des artisans de la série, ceux-ci préférant s’exprimer plus tard dans la saison. Résolument à caractère social, Fugueuse mise sur l’impact positif des réseaux sociaux, où les gens peuvent en apprendre plus sur les sujets abordés dans la série, mais va-t-elle trop loin dans l’illustrati­on?

«Quand l’imaginatio­n travaille, c’est vingt fois pire. Si la situation est éprouvante pour le personnage, peu importe ce que tu montres, il y a une réaction épidermiqu­e. Si tu vas tellement loin dans ce que tu montres que le spectateur est rebuté par ce qu’il voit, tu n’as pas accompli ce que tu voulais accomplir », croit Daniel Thibault.

« Dans Fugueuse, chaque scène pourrait être interprété­e comme un argument d’un essai sur le fait d’être une jeune fille prise dans un réseau comme celui-là. Il n’y a rien qui dépasse, c’est hyper didactique. C’est une façon de se défendre du réalisme qu’on veut exploiter. Or, la fiction n’a pas besoin en soi d’être réaliste», pense Pierre Barrette.

Et qu’en est-il des nombreuses scènes de nudité dans des contextes non sexualisés? Va-t-on trop loin dans ce souci d’authentici­té, de faire vrai ? « Je me demande si la réalisatio­n ne vient pas un peu naturalise­r cette tendance voulant que ces jeunes filles belles et sexy sont des victimes potentiell­es. La démonstrat­ion du viol dans Fugueuse sera emblématiq­ue parce qu’il faut aborder ces thématique­s-là pour ne pas les nier, mais à vouloir aller très loin dans sa démonstrat­ion, on peut facilement tomber dans le sensationn­alisme» ,conclut Stéfany Boisvert.

 ?? TVA ?? Dans un des épisodes de la série Fugueuse, le personnage de Fanny (ci-dessus) a notamment été victime d’un viol collectif.
TVA Dans un des épisodes de la série Fugueuse, le personnage de Fanny (ci-dessus) a notamment été victime d’un viol collectif.

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