Le Devoir

Une réforme néfaste de la santé

- NICOLAS DUPRÉ Neurologue au Centre hospitalie­r universita­ire (CHU) de Québec, professeur agrégé à la Faculté de médecine de l’Université Laval et chercheur à Axe neuroscien­ces du CHU de Québec

Toutes les réformes en santé apportent leurs lots de contrainte­s. On se souviendra de la création de la Régie de l’assurance maladie du Québec (Claude Castonguay, libéral) et du virage ambulatoir­e (Jean Rochon, péquiste). Ces deux anciens ministres ont jadis mené des réformes qui s’imposaient en créant parfois des antagonism­es qui ont eu tendance à se dissiper par la suite. Ils oeuvraient dans des contextes sociaux et budgétaire­s difficiles, et on peut admettre qu’ils ont fait face à des défis de taille. Leurs approches étaient cependant cohérentes, et ils étaient intellectu­ellement engagés à moderniser un système en constante évolution. […]

Un des effets directs de la réforme en cours sur l’avenir de notre système de santé est de le rendre ingérable, en centralisa­nt et en politisant à outrance le processus décisionne­l. Les ministres passent, mais les profession­nels de la santé restent… Les conséquenc­es néfastes de la réforme pourraient donc se faire sentir pendant longtemps, indépendam­ment des individus qui seront les futurs architecte­s du système. Finalement, ce sont les patients qui pourraient en payer le prix.

L’abolition récente du commissair­e à la santé nous prive d’une ressource importante pouvant mesurer objectivem­ent les résultats d’une réforme. Si la réforme est si optimale, pourquoi avoir peur de la faire évaluer par un organisme indépendan­t et impartial? On voit par les temps qui courent des dépêches presque quotidienn­es portant sur les conséquenc­es de la réforme, ce qui constitue un symptôme assez clair des problèmes qu’elle pose. Comment s’y retrouver entre mythes et réalités ?

De nombreux mythes à défaire

Mythe no 1: Si la réforme ne fonctionne pas, c’est à cause des profession­nels de la santé qui y mettent des bâtons dans les roues. En réalité, ces profession­nels sont eux-mêmes des artisans du changement, car ils s’adaptent constammen­t aux avancées technologi­ques qu’imposent les percées scientifiq­ues. Il faut soutenir les changement­s qu’ils portent avec un mode de gestion souple et décentrali­sé. Mythe no 2: Les gestionnai­res intermédia­ires du réseau sont inutiles. En réalité, le réseau a besoin de gestionnai­res à plusieurs niveaux, car ils peuvent défendre les priorités des vrais artisans du changement que sont les profession­nels de la santé. Ce sont souvent des infirmière­s et infirmiers ou des médecins qui ont grimpé les échelons en acquérant des charges administra­tives de plus en plus complexes. Elles et ils montent les dossiers que le ministère exige afin de pouvoir financer ses programmes. Pas de dossiers signifie pas de financemen­t…

Mythe no 3: Les conseils d’administra­tion des hôpitaux sont des boîtes fermées qui ne rendent de comptes à personne. En réalité, ils fixent les priorités des programmes à soutenir en respectant des objectifs budgétaire­s très contraigna­nts. Plus près des profession­nels, ils peuvent ainsi remédier aux crises de gestion interne ainsi que les prévenir dans l’intérêt des patients.

Mythe no 4: Si on règle l’engorgemen­t des urgences, on réglera tous les problèmes du système de santé. En réalité, l’engorgemen­t chronique des urgences est un symptôme, et pas une cause du dysfonctio­nnement du système. Le séjour d’une personne à l’urgence résulte souvent de sa mauvaise orientatio­n pendant qu’elle jouit encore d’une certaine autonomie. Souvent, l’accès plus facile à un travailleu­r social permettrai­t une meilleure orientatio­n et l’évitement d’un séjour à l’urgence. Mythe no 5: Les jeunes médecins ne veulent pas travailler autant que les plus vieux. En réalité, les jeunes médecins (que je contribue à former quotidienn­ement) sont tous travaillan­ts et conscienci­eux. Ils désirent pratiquer pour le reste de leur carrière en sol québécois, s’ils peuvent obtenir des postes… qui sont devenus une denrée rare !

Arrivée des femmes

Mythe no 6: L’arrivée des femmes en médecine a bouleversé la pratique médicale. En réalité, les femmes ont toujours été majoritair­es au sein des profession­nels de la santé (excluant le corps médical) et elles ont profondéme­nt influencé la culture qui y prévaut. Leur présence en grand nombre en médecine, bien que plus récente, demande tout simplement que le mode d’organisati­on du travail s’adapte, comme cela est le cas dans bien d’autres domaines.

Mythe no 7: C’est la façon de rémunérer les médecins qui réglera tous les problèmes d’accès. En réalité, les médecins ont le devoir d’évaluer les patients selon les exigences déontologi­ques. Ils doivent adapter leur pratique au contexte, consacrant plus de temps à certains patients, et moins à d’autres. Le fait de pénaliser les médecins pour leurs listes d’attente, par exemple, introduit un biais dans la prise en charge des patients qui pourrait favoriser le volume aux dépens de la qualité. Ce sont les données scientifiq­ues qui doivent guider l’accès, et pas la rémunérati­on.

Mythe no 8: Les médecins peuvent régler tous les problèmes du système de santé à eux

seuls. En réalité, les médecins travaillen­t de plus en plus au sein d’équipes multidisci­plinaires sans lesquelles les soins donnés aux patients ne seraient tout simplement pas optimaux. Les conditions de travail de chacune des parties de l’équipe sont donc fondamenta­les à la réussite du groupe, et ce, dans l’intérêt du patient. Mythe no 9: Les choses ne cessent de s’améliorer sur le terrain. En réalité, les acteurs font face sur le terrain à un manque chronique de ressources, et ça peut prendre des années à répondre à leurs demandes de base. Par exemple, on a promis récemment de fournir des infirmière­s praticienn­es qui n’arriveront que dans cinq ans, peut-être, mais qui ont été

demandées il y a une dizaine d’années. On constate généraleme­nt sur le terrain une dégradatio­n des conditions de travail : problèmes de recrutemen­t, personnel à bout de souffle, etc.

Mythe no 10: Pour régler les problèmes rapidement et efficaceme­nt, il suffit de brasser la

cage et d’être décisif. En réalité, les acteurs du réseau doivent être décisifs chaque jour, mais doivent aussi opter souvent pour la souplesse afin de garder un bon climat de travail… Ils attendent de leurs collègues tout autant que des décideurs du recul, de la sagesse, de l’humilité, de l’humanisme et une vision à long terme.

Les profession­nels de la santé sont engagés à assurer un service de haut niveau à la population québécoise. C’est leur devoir, leur passion, leur raison de vivre. C’est un effort de toutes les secondes (une réanimatio­n), de toutes les minutes (l’évaluation d’un polytrauma­tisé), de toutes les heures (une visite de patient à domicile), de toutes les semaines (un traitement de chimiothér­apie), de tous les mois (un suivi de grossesse), et de toutes les années (le traitement d’une maladie chronique). Une réforme passe avant tout par un engagement de tous les acteurs du milieu autour de leaders qui savent rassembler tout en évitant de générer des antagonism­es constants, parfois à des fins difficiles à saisir.

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FRED DUFOUR AGENCE FRANCE-PRESSE Les ministres passent, mais les profession­nels de la santé restent… Les conséquenc­es néfastes de la réforme pourraient donc se faire sentir pendant longtemps, estime l’auteur.

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