Louis Cornellier
La question est aussi vieille que le genre littéraire lui-même : le roman est-il un mode de dévoilement du réel, d’une manière différente du journalisme ou de l’histoire, certes, mais tout aussi forte, voire plus, dans certains cas? Pour connaître la vérité sur le goulag, y a-t-il mieux qu’Une journée d’Ivan Denissovitch, le roman de Soljenitsyne ?
On connaît l’astuce des écrivains et des cinéastes qui, pour donner de la valeur à leurs créations et attirer le public, disent leurs oeuvres inspirées de « faits vécus ». Cette mention a souvent attiré la réplique selon laquelle cette prétention est un peu quétaine, quand les connaisseurs savent qu’une oeuvre de pure fiction n’a rien à envier à une autre se disant basée sur le réel quant à la vérité qu’elle contient et révèle. Qu’en est-il?
Dans Si beau, si fragile (J’ai lu, 2017), le critique Daniel Mendelsohn résume bien le point de vue classique sur le sujet. «Le roman, pourrait-on dire, représente “une vérité” sur la vie, alors que l’autobiographie et l’histoire vraie exposent “la vérité” sur des événements spécifiques qui sont arrivés », écrit-il. La bonne fiction, en d’autres termes, peut révéler des vérités sur la condition humaine, mais elle n’est pas le lieu de la vérité factuelle.
Or, plusieurs romans récents, considérés comme de franches réussites, se donnent pour projet de brouiller cette frontière entre la fiction et le réel, en prétendant parler vraiment du second par le détour de la première. Dans Des fictions sans fiction ou le partage du réel (PUM, 2018, 224 pages), un savant essai d’études littéraires, Robert Dion, professeur à l’UQAM, explore le fonctionnement de quelques-unes de ces oeuvres et les enjeux éthiques que soulèvent ces «romans vrais», ces «docufictions» ou ces «fictions du réel».
Présenté comme un roman «heuristique», c’est-à-dire qui sert à la découverte, La constellation du lynx (Boréal, 2010), de Louis Hamelin, se veut le grand roman sur octobre 1970. Il est évident, cependant, que le romancier souhaite imposer son oeuvre comme la version la plus crédible des événements. Même si les noms des acteurs réels de cette histoire sont modifiés dans le roman, le lecteur comprend vite que ce dernier cherche à dévoiler les faits réels.
Dans Fabrications (PUM, 2014), son essai sur ce roman, Hamelin affirme user de la fiction pour faire la lumière sur les zones d’ombre de cet épisode et combattre ainsi «la fiction officielle» qui tient lieu d’histoire. Il produit ainsi, propose Dion, «une fiction de rechange — une fiction plus réaliste de se savoir en partie fictive». Ce n’est pas de l’histoire, au sens scientifique du terme, mais ça ébranle sérieusement le socle des versions canoniques.
Quand le romancier travaille aussi sérieusement, même en se permettant les libertés propres à la fiction, de telles oeuvres me semblent salutaires. Certains, cependant, en sont choqués et craignent qu’elles ne nourrissent le dérapage vers la tendance contemporaine à accorder de la valeur aux «faits alternatifs».
Distinguer les discours
Dion, dans son essai, revient sur le cas du Jan Karski (Gallimard, 2009) du Français Yannick Haenel. Dans ce roman, Haenel prête au résistant polonais des propos très durs sur l’indifférence des Alliés au massacre des Juifs d’Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale, des propos plus sévères que les paroles réelles de Karski. Pour l’historienne Annette Wieviorka, un tel procédé est inacceptable en ce qu’il fausse la réalité d’un événement si fondamental qu’il ne permet pas une telle licence interprétative. Dion analyse aussi lumineusement
Claustria (Seuil, 2012), l’étouffant roman de Régis Jauffret sur l’affaire Josef Fritzl, du nom de cet Autrichien qui a enfermé sa fille dans la cave de sa maison pendant 24 ans et lui a fait sept enfants avant d’être épinglé en 2008. Même s’il reconnaît la virtuosité du roman, l’essayiste exprime des doutes sur la validité de certaines des propositions du romancier. Ce dernier a-t-il le droit de suggérer un désir d’inceste chez la victime et une complicité de la société autrichienne, mal dénazifiée, dans le drame? Ne contribue-t-il pas, ce faisant, à un sensationnalisme qu’il prétend combattre ?
Dans son remarquable essai L’histoire est une littérature contemporaine (Points, 2017), où il plaide pour un rapprochement entre les sciences sociales et la création littéraire, l’historien Ivan Jablonka insiste sur la nécessité de distinguer les discours — l’histoire n’est pas fiction et vice versa — mais salue cette «littérature du réel» qui «magnifie une histoire vraie au moyen du savoir-faire romanesque», comme dans le De sang-froid (1965) de Truman Capote. Je partage cet enthousiasme. Dans le labyrinthe du réel, tous les recours sont bienvenus, si on sait ne pas les confondre.