Darlène, ou le courage d’embrasser ses propres rêves
Le musicien de The Seasons imagine avec sa blonde auteure un opéra postmoderne
Moi, j’ai pour plan de percer à l’international en chantant en français. Et je sais qu’on va me dire que c’est impossible. Mais on pourrait aussi réfléchir à l’impact que ça a sur le genre de rêves auquel on s’autorise, de constamment se faire répéter que le monde ne nous appartient pas. HUBERT LENOIR
S’affranchir de son milieu, c’est aussi constater à quel point il nous façonne, racontent les amoureux Hubert Lenoir et Noémie D. Leclerc dans un disque et un roman coiffé du même titre. Dans un vidéoclip de la chanson Recommencer récemment mis en ligne, Hubert Lenoir se trémousse lascivement en contemplant dans le miroir le rouge carmin lui couvrant les lèvres. En septembre dernier, sur la scène du festival Saint-Roch Expérience, le même éphèbe embrassait sur la bouche son ami Alexandre Martel (alias Anatole), provoquant l’émoi de certains spectateurs qui y liraient un
coming out homosexuel (ce n’est pas le cas). Avec son sourire trompeusement timide et ses déclarations ne camouflant pas d’immenses ambitions sous une fausse modestie de bon aloi, Hubert Lenoir est le genre de petit prince à qui David Bowie, en son temps, aurait lui aussi offert un gros
french mouillé. Mais est-ce de la provocation, demande-t-on au chanteur de 23 ans, que de revêtir à la ville un look d’une androgynéité récusant les identités de genre tel qu’on les conçoit traditionnellement ? « Non, c’est pas de la provocation », murmure-t-il, avant que sa blonde, Noémie D. Leclerc, ne s’exclame, comme si ces deux-là étaient mariés depuis 40 ans: «Ben oui, voyons, c’est de la provocation ! »
Pas le choix pour Hubert de reformuler. Deuxième prise : « Ben disons que je me suis fait prendre pour une fille longtemps quand j’étais plus jeune et que ça me déplaisait beaucoup. Au lieu de combattre ça, à un certain moment, j’ai décidé d’embrasser ça complètement. Ça fait que les amies de ma mère étaient mal à l’aise en voyant le clip, par exemple, mais pour moi, c’est pas de la provocation, ça. Attends que je commence à en faire, de la provocation… »
Premier baiser pendant Let It Be
Ils se sont rencontrés alors qu’elle terminait son secondaire et qu’elle assistait au Cercle de Québec à un concert de The Seasons, le groupe (devenu depuis très populaire) qu’il forme avec son grand frère Julien (Chiasson). Elle lui a dit qu’il était« malade !» Ils se recroiseraient quelques semaines plus tard sur les plaines d’Abraham pendant le spectacle de Paul McCartney et partageraient un baiser pendant Let It Be. Ils ne se sont pas lâchés depuis.
Darlène, premier album en solo d’Hubert Lenoir et premier roman de Noémie D. Leclerc, raconte l’histoire d’une jeune fille née dans la même banlieue qu’eux (Beauport), là où la classe moyenne étouffe parfois la différence, préférant pour sa jeunesse l’avenue balisée du conformisme à la Costco.
« Je suis venu te dire que tu peux changer / J’ai vu un avenir de femmes libérées», proclame en apôtre de l’indocilité Hubert dans Fille de
personne II, une de ces mélodies impérieuses capables de renouveler votre foi envers le pouvoir de la parfaite chanson pop. «Darlène, elle se libère de tout: de la pression sociale, de ses parents, des rêves que la société lui impose», explique-t-il à propos de cet «opéra postmoderne» (excusez pardon) croisant glam rock flamboyant, références pop surannées (le saxophone !) et jazz pour cabaret enfumé.
Entre les pages de son roman que l’on classerait dans la catégorie « young adult » si elle existait au Québec, Noémie D. Leclerc évoque pour sa part ce double mouvement animant bien des jeunes à la fin de l’adolescence, au moment de constater que ce milieu que l’on rejette nous façonne aussi profondément. Sa coiffeuse de mère aimerait bien la voir devenir médecin, mais Darlène préfère traîner au restaurant Normandin, déjeuner l’après-midi et jaser avec de vieux endeuillés qui tètent leur café, plutôt que de s’engager dans une voie déjà toute tracée.
Malgré un portrait parfois cru de l’incommunicabilité prévalant dans la famille de son héroïne, cette histoire en forme de main tendue à tous ceux dont les aspirations dépassent les frontières de leur banale ville natale se veut aussi, paradoxalement, un hommage à cette banlieue ne révélant pas forcément ses beautés au premier coup d’oeil.
«Complètement! acquiesce Noémie, 21 ans. Je ne cacherai pas que ces références culturelles ou que mon milieu m’ont construite. Elles font la bonne personne que je suis aujourd’hui. Je regarde Denis Lévesque chaque soir, comme Darlène, tsé!»
En français s.v.p.
En reprenant Si on s’y mettait de Jean-Pierre Ferland (Soleil) ou en confiant en entrevue son admiration pour le Claude Dubois de Fable d’espace (1978, sa période prog), Hubert Lenoir se réclame d’une époque où les stars de la musique québécoise ne confinaient pas leurs désirs aux cases étanches aménagées pour eux par la proverbiale industrie.
«Ces albums-là me donnent le courage de remettre tout en question et d’être radical dans mes idées. Quand t’écoutes Dubois, il y a un côté universel qui n’est pas ancré dans quelque chose de strictement québécois, mais qui est aussi éminemment québécois. Alors moi aussi, sans verser dans le politique, je veux faire de la musique qui a une identité qui est propre à moi en tant que Québécois, mais qui est universelle», plaide fiévreusement celui qui, jusqu’à maintenant, écrivait et chantait en anglais avec The Seasons.
«Je ne veux pas que les gens écoutent Darlène comme un album de musique québécoise, mais bien comme un album de musique, point. On juge beaucoup trop notre musique selon le contexte québécois, alors qu’on devrait regarder ailleurs. C’est ce qui fait que dans l’industrie, t’entends souvent des phrases comme: «Ah ouin, mais au Québec, tu ne peux pas faire ça, je ne sais pas comment ce sera reçu.» Moi, j’ai pour plan de percer à l’international en chantant en français. Et je sais qu’on va me dire que c’est impossible. Mais on pourrait aussi réfléchir à l’impact que ça a sur le genre de rêves auxquels on s’autorise, de constamment se faire répéter que le monde ne nous appartient pas.»