Le Devoir

Le centenaire d’une révolution détournée

Un livre décortique la portée planétaire du changement sociopolit­ique russe de 1917

- MICHEL LAPIERRE

L’ombre d’Octobre La Révolution russe et le spectre des soviets ★★★ 1/2 Pierre Dardot et Christian Laval, Lux éditeur, 2017, 296 pages

Imprimé à la fin de 2017, année du centenaire des révolution­s russes de février et d’octobre 1917, mais mis en librairie en janvier 2018, l’ouvrage L’ombre d’Octobre, de Pierre Dardot et Christian Laval, revisite un changement qui bouleversa la politique mondiale et dont les effets, même très atténués, restent présents. Les chercheurs français y montrent que l’ombre élitiste d’Octobre a réduit en «spectre» la révolte populaire autogérée de Février.

Ils s’inspirent du mot du prince russe Pierre Kropotkine (18421921), théoricien du communisme libertaire et pourfendeu­r de Lénine et de son bolchevism­e autoritair­e dirigé par une élite: «Les bolcheviks ont montré comment la révolution ne doit pas être faite. »

Dardot et Laval récusent l’idée répandue selon laquelle Février fut une révolution bourgeoise. À l’instar de leur compatriot­e l’historien Marc Ferro, ils y voient «le monde renversé » par des conseils égalitaris­tes, spontanéis­tes, pacifistes d’ouvriers et de soldats: les soviets.

Révoltés par la tuerie et la famine subies par le peuple russe durant la Première Guerre mondiale qui n’en finissait plus, les soviets provoquère­nt l’abdication du tsar Nicolas II et apportèren­t d’importants changement­s, comme l’instaurati­on d’une journée réduite de travail et la suppressio­n de la peine de mort. Mais, à la suite de l’insurrecti­on d’Octobre menée par les bolcheviks, Lénine rejeta le mot d’ordre révolution­naire «Tout le pouvoir aux soviets!» pour ne réserver le pouvoir qu’à un parti dogmatique et discipliné.

Cette formation unique sera jusqu’en 1991 le Parti communiste de l’Union dite soviétique. En l’opposant aux vrais soviets et au communisme libertaire que ceux-ci symbolisai­ent, Dardot et Laval s’inscrivent dans la lignée de Boris Pasternak (1890-1960), sans pourtant revendique­r la filiation avec l’écrivain encore incompris par tant de sociologue­s.

Aux yeux de Pasternak, le souffle populaire et révolution­naire de 1917, ce «miracle de l’histoire», s’est vite transformé en «domination inhumaine de l’imaginaire». Dardot et Laval jugent, eux aussi, que le souffle progressis­te a été détourné par la tendance dictatoria­le de Lénine et même par celle de l’adversaire Trotski, avant son exil forcé pour déviationn­isme. Avec le recul, comment ne pas admettre que l’évolution donne raison à l’écrivain comme aux deux chercheurs?

Darlot et Laval n’insisteron­t jamais assez sur un fait de plus en plus criant de vérité au fil des décennies: la révolte en 1921 à la base navale russe de Kronstadt, où marins, soldats et ouvriers réclamèren­t, en révolution­naires conséquent­s, tout le pouvoir aux soviets en plus de la liberté d’opinion. Bien que le soulèvemen­t fût réprimé dans le sang par Trotski et Lénine, il préfigure, 70 ans plus tôt, la chute, en Europe de l’Est, du communisme totalitair­e.

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AGENCE FRANCE-PRESSE Petrograd, novembre 1917, les combattant­s bolcheviqu­es, premier détachemen­t de l’Armée rouge, posent pour la postérité.
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