Le Devoir

Jeux de rôles à Optica

Zoë Chan montre comment, par le pastiche, on peut s’approprier l’histoire avec intelligen­ce

- NICOLAS MAVRIKAKIS

Tout dans notre époque semble être de l’ordre de la reprise, de la citation et même de la copie. La mode semble imiter et même vampiriser le passé. Le cinéma aussi. Pensons entre autres au film Psycho (1998) de Gus Van Sant, reprise plan par plan du célèbre drame d’horreur d’Hitchcock. La musique ne donne pas non plus sa place en ce domaine. Je vous laisse trouver vos exemples de redites de chansons célèbres. La théoricien­ne Judith Butler nous a même appris que nos identités sexuelles seraient des codes sociaux que nous jouons et rejouons, incarnons comme des rôles dans une pièce de théâtre. Dans son exposition intitulée Vies

performati­ves, la commissair­e Zoë Chan nous invite à explorer cette idée de la reprise des codes de représenta­tion à travers un jeu intrigant entre «documentai­re et divertisse­ment, informatio­n et spectacle, fait et fiction». Mais avant de crier aux fake

news, au brouillage des frontières entre journalism­e sérieux et divertisse­ment insignifia­nt ou aux pertes de valeurs dans un monde contempora­in en crise, il faut se pencher sur les propositio­ns des artistes réunis ici. Les oeuvres que Chan a regroupées permettent paradoxale­ment de réfléchir à des questions de fond. Déconstrui­re l’histoire L’oeuvre Pulpo d’Yoshua Okón s’apparente à ces pratiques de reenactmen­t qui se sont développée­s depuis plus de 20 ans en art contempora­in et qui elles-mêmes s’inspiraien­t des reconstitu­tions historique­s de célèbres batailles. Ici, l’artiste mexicain ne fait pas comme Jeremy Deller avec The

Battle of Orgreave (2001), où il avait procédé à une reconstitu­tion des affronteme­nts entre la police et des mineurs le 18 juin 1984 dans le sud du Yorkshire en Grande-Bretagne. Okón transpose dans le stationnem­ent d’un Home Depot à Los Angeles les gestes guerriers d’hommes mayas ayant vécu la guerre civile au Guatemala à la fin du XXe siècle.

Il n’est pas ici question de faire rejouer des scènes de bataille pour leur redonner un côté héroïque, mais au contraire de les incarner comme un jeu d’enfant en n’ayant aucune arme, en utilisant ses mains comme fusils, afin de ruiner le côté courageux de ces guerres. Ces scènes ne sont pas non plus interprété­es par des acteurs, mais plutôt par des hommes ayant participé à ces combats. Une manière de ridiculise­r la guerre? Une façon d’utiliser l’humour à des fins cathartiqu­es afin de neutralise­r l’aspect dramatique de ces événements? Peutêtre… Mais en important cette scène dans un lieu familier des États-Unis, l’artiste invoque aussi comment la violence peut en fait apparaître n’importe où, même dans un espace bien ordinaire comme un stationnem­ent au pays de l’oncle Sam.

Dans Outsiders, May Truong s’approprie le livre The Outsiders, écrit par S. E. Hinton en 1967, livre qui donna lieu à un film de Francis Ford Coppola en 1983. Mais au lieu de faire tourner les scènes par de jeunes hommes blancs, futures vedettes hollywoodi­ennes — Tom Cruise, Patrick Swayze, Rob Lowe, Matt Dillon —, Truong fait jouer de jeunes femmes asiatiques. La race et le sexe des acteurs qui jouent un rôle changent-ils notre rapport à ceux-ci? Oui. Truong donne ainsi un certain pouvoir à ces femmes qui vivent une crise aussi profonde que ces jeunes hommes de la classe défavorisé­e décrite par Hinton. Mais à Hollywood, encore de nos jours, oserait-on faire jouer des rôles d’outsiders à des actrices asiatiques en espérant qu’elles deviennent célèbres un jour ?

On sera aussi très touché par la vidéo de Bertille Bak intitulée Transports à dos d’hommes. Dans ce petit film, Bak met en scène des Roms qui, eux-mêmes, mettent en scène leur vie avec un regard humoristiq­ue. Cela débute par des images de Tsiganes prenant leur café comme bien des touristes dans des tasses portant l’image de la Joconde. Cela se poursuit par une répétition de musiciens du métro qui semblent chronométr­er leur temps pour que leurs interpréta­tions musicales s’inscrivent harmonieus­ement entre les diverses stations du transport public parisien.

Peut-on aussi s’approprier le malheur des enfants autochtone­s au Canada qui furent arrachés à leurs parents pour être placés dans des pensionnat­s? Il semblerait que oui. Dans Savage, Lisa Jackson a réalisé une sorte de musical s’inspirant entre autres de Thriller de Michael Jackson. Les jeunes Amérindien­s y sont représenté­s avec une ironie effrayante comme des zombies… Et l’expo se poursuit par une suite amusante et un peu ridicule à la série

Twin Peaks par Helen Reed. Une expo qui fera réfléchir au fait que nos vies sont comme des rôles dans des films, parfois dramatique­s, parfois de série B.

Vies performati­ves

Commissair­e: Zoë Chan. Au centre d’art contempora­in Optica (5445, avenue de Gaspé, Montréal) jusqu’au 17 mars.

Peut-on aussi s’approprier le malheur des enfants autochtone­s au Canada qui furent arrachés à leurs parents pour être placés dans des pensionnat­s ? Il semblerait que oui.

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SOURCE OPTICA Image tirée de l’installati­on vidéo The Outsiders (2016) de May Truong

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