Jeux de rôles à Optica
Zoë Chan montre comment, par le pastiche, on peut s’approprier l’histoire avec intelligence
Tout dans notre époque semble être de l’ordre de la reprise, de la citation et même de la copie. La mode semble imiter et même vampiriser le passé. Le cinéma aussi. Pensons entre autres au film Psycho (1998) de Gus Van Sant, reprise plan par plan du célèbre drame d’horreur d’Hitchcock. La musique ne donne pas non plus sa place en ce domaine. Je vous laisse trouver vos exemples de redites de chansons célèbres. La théoricienne Judith Butler nous a même appris que nos identités sexuelles seraient des codes sociaux que nous jouons et rejouons, incarnons comme des rôles dans une pièce de théâtre. Dans son exposition intitulée Vies
performatives, la commissaire Zoë Chan nous invite à explorer cette idée de la reprise des codes de représentation à travers un jeu intrigant entre «documentaire et divertissement, information et spectacle, fait et fiction». Mais avant de crier aux fake
news, au brouillage des frontières entre journalisme sérieux et divertissement insignifiant ou aux pertes de valeurs dans un monde contemporain en crise, il faut se pencher sur les propositions des artistes réunis ici. Les oeuvres que Chan a regroupées permettent paradoxalement de réfléchir à des questions de fond. Déconstruire l’histoire L’oeuvre Pulpo d’Yoshua Okón s’apparente à ces pratiques de reenactment qui se sont développées depuis plus de 20 ans en art contemporain et qui elles-mêmes s’inspiraient des reconstitutions historiques de célèbres batailles. Ici, l’artiste mexicain ne fait pas comme Jeremy Deller avec The
Battle of Orgreave (2001), où il avait procédé à une reconstitution des affrontements entre la police et des mineurs le 18 juin 1984 dans le sud du Yorkshire en Grande-Bretagne. Okón transpose dans le stationnement d’un Home Depot à Los Angeles les gestes guerriers d’hommes mayas ayant vécu la guerre civile au Guatemala à la fin du XXe siècle.
Il n’est pas ici question de faire rejouer des scènes de bataille pour leur redonner un côté héroïque, mais au contraire de les incarner comme un jeu d’enfant en n’ayant aucune arme, en utilisant ses mains comme fusils, afin de ruiner le côté courageux de ces guerres. Ces scènes ne sont pas non plus interprétées par des acteurs, mais plutôt par des hommes ayant participé à ces combats. Une manière de ridiculiser la guerre? Une façon d’utiliser l’humour à des fins cathartiques afin de neutraliser l’aspect dramatique de ces événements? Peutêtre… Mais en important cette scène dans un lieu familier des États-Unis, l’artiste invoque aussi comment la violence peut en fait apparaître n’importe où, même dans un espace bien ordinaire comme un stationnement au pays de l’oncle Sam.
Dans Outsiders, May Truong s’approprie le livre The Outsiders, écrit par S. E. Hinton en 1967, livre qui donna lieu à un film de Francis Ford Coppola en 1983. Mais au lieu de faire tourner les scènes par de jeunes hommes blancs, futures vedettes hollywoodiennes — Tom Cruise, Patrick Swayze, Rob Lowe, Matt Dillon —, Truong fait jouer de jeunes femmes asiatiques. La race et le sexe des acteurs qui jouent un rôle changent-ils notre rapport à ceux-ci? Oui. Truong donne ainsi un certain pouvoir à ces femmes qui vivent une crise aussi profonde que ces jeunes hommes de la classe défavorisée décrite par Hinton. Mais à Hollywood, encore de nos jours, oserait-on faire jouer des rôles d’outsiders à des actrices asiatiques en espérant qu’elles deviennent célèbres un jour ?
On sera aussi très touché par la vidéo de Bertille Bak intitulée Transports à dos d’hommes. Dans ce petit film, Bak met en scène des Roms qui, eux-mêmes, mettent en scène leur vie avec un regard humoristique. Cela débute par des images de Tsiganes prenant leur café comme bien des touristes dans des tasses portant l’image de la Joconde. Cela se poursuit par une répétition de musiciens du métro qui semblent chronométrer leur temps pour que leurs interprétations musicales s’inscrivent harmonieusement entre les diverses stations du transport public parisien.
Peut-on aussi s’approprier le malheur des enfants autochtones au Canada qui furent arrachés à leurs parents pour être placés dans des pensionnats? Il semblerait que oui. Dans Savage, Lisa Jackson a réalisé une sorte de musical s’inspirant entre autres de Thriller de Michael Jackson. Les jeunes Amérindiens y sont représentés avec une ironie effrayante comme des zombies… Et l’expo se poursuit par une suite amusante et un peu ridicule à la série
Twin Peaks par Helen Reed. Une expo qui fera réfléchir au fait que nos vies sont comme des rôles dans des films, parfois dramatiques, parfois de série B.
Vies performatives
Commissaire: Zoë Chan. Au centre d’art contemporain Optica (5445, avenue de Gaspé, Montréal) jusqu’au 17 mars.
Peut-on aussi s’approprier le malheur des enfants autochtones au Canada qui furent arrachés à leurs parents pour être placés dans des pensionnats ? Il semblerait que oui.