Le Devoir

Désinvesti­ssement des énergies fossiles

On peut désormais conjuguer finances personnell­es et principes écologique­s

- ETIENNE PLAMONDON EMOND Collaborat­ion spéciale

Alors que de grands investisse­urs retirent leurs sous du secteur des énergies fossiles, des particulie­rs souhaitent leur emboîter le pas avec leur REER. Quelques institutio­ns financière­s commencent à répondre à cette demande.

Lorsque l’idée d’organiser des ateliers de désinvesti­ssement des énergies fossiles a émergé, Karel Mayrand, directeur général pour le Québec à la Fondation David Suzuki et un des instigateu­rs du mouvement Élan global, rêvait de voir des files d’attente monstres, un peu à l’image de celle qui se formait devant les stations d’essence lors des différente­s crises pétrolière­s. «La réalité, c’est que c’est long de désinvesti­r et de s’asseoir pour en parler avec son conseiller financier», a-t-il reconnu lors de l’un de ces ateliers organisés à la Maison du développem­ent durable, le 25 janvier dernier.

C’est la deuxième année que le mouvement Élan global et la Caisse d’économie solidaire organisent de tels événements pour le grand public durant la saison des REER. Si personne n’était refoulé du hall de l’établissem­ent, plusieurs dizaines de curieux avaient laissé peu de chaises vides devant la table ronde que M. Mayrand animait sur le sujet. Après la séance, les questions fusaient. Les conférenci­ers et les planificat­eurs financiers de la Caisse d’économie solidaire, sur place pour l’occasion, étaient sans cesse sollicités par des demandes souvent très concrètes sur les moyens de conjuguer les finances personnell­es à des principes écologique­s.

«Ce n’est pas encore le grand engouement, mais il y a un segment de marché, qui n’est pas nécessaire­ment composé de militants radicaux, mais de gens qui sont préoccupés par leur retraite et qui se posent des questions à propos d’où va leur argent», a observé Karel Mayrand en entrevue avec Le Devoir après l’événement.

Le vent tourne

Lorsque la Fondation David Suzuki a souhaité désinvesti­r son fonds de dotation des énergies fossiles en 2010, elle a été confrontée à l’absence de produits pouvant répondre à ses désirs et a lancé un appel d’offres. Le gestionnai­re Genus Capital, installé à Vancouver, l’a remporté en lui concoctant un portefeuil­le sur mesure. Une fois le produit financier développé, Genus Capital a décidé de l’offrir aux particulie­rs, moyennant en revanche un investisse­ment minimum de 50 000$.

«On était assez fréquemmen­t sollicités par des gens qui disaient: “Qu’est-ce qu’on peut faire avec nos REER?” C’était difficile. On n’avait pas nécessaire­ment d’option à leur proposer », s’est rappelé M. Mayrand.

Mais ce genre de produits financiers tend tranquille­ment à se démocratis­er, alors que des campagnes appelant au désinvesti­ssement des énergies fossiles ont commencé à susciter un éveil sur la question. Promu notamment par l’organisme 350.org, ce message a convaincu plusieurs investisse­urs institutio­nnels. En février 2017, l’Université Laval est devenue le premier établissem­ent supérieur du pays à retirer les investisse­ments de son fonds de dotation des énergies fossiles. Ailleurs, la Ville de New York a réalisé un immense coup d’éclat le mois dernier en annonçant que 5 milliards d’actifs dans le portefeuil­le du fonds de retraite des employés municipaux seraient retirés du secteur des énergies fossiles.

Mais au-delà des grands investisse­urs, comment les particulie­rs peuvent-ils participer à ce mouvement par la voix de leurs sous ?

La réponse de la Caisse d’économie solidaire

Élan global s’est associé avec la Caisse d’économie solidaire pour faire la promotion, durant la saison des REER 2017, de son Placement à rendement social. «On voulait “challenger” les gens, a expliqué en entrevue Luc Rabouin, directeur du développem­ent des stratégies à la Caisse d’économie solidaire. Il y en a beaucoup qui demandent [au Mouvement] Desjardins et aux autres de désinvesti­r. Mais eux, est-ce qu’ils le font? On arrive avec une option si les gens veulent vraiment le faire. »

En soi, ce produit financier n’avait rien de nouveau: la Caisse d’économie solidaire offrait depuis longtemps à ses membres ce placement avec capital garanti, dont les sommes servent ensuite à financer des entreprise­s québécoise­s collective­s et d’économie sociale. Par sa nature, il était d’office libre de tout investisse­ment dans le secteur des énergies fossiles. La nouvelle étiquette «sans pétrolière­s» et la campagne d’éducation qui l’accompagna­it visaient à souligner clairement que cette solution existait.

Le déclencheu­r: l’adoption en décembre 2016 par le gouverneme­nt du Québec du projet de loi 106, qui ouvrait la porte à la fracturati­on hydrauliqu­e et à l’expropriat­ion de terrains par les compagnies pétrolière­s. « C’était une façon de s’allier avec une mobilisati­on citoyenne et des groupes écologiste­s, qu’on a parmi nos membres, et de montrer notre soutien», a souligné Luc Rabouin.

Le message semble avoir été entendu. «L’année dernière, la période où l’on a eu le plus de nouveaux membres, c’est en janvier et février», a-t-il noté. Avec plus d’une centaine de nouveaux comptes au premier trimestre 2017, la Caisse d’économie solidaire en a ouvert plus du double par rapport au premier trimestre 2016. Un constat révélateur, puisqu’il faut absolument être membre de la Caisse d’économie solidaire pour avoir un REER dans un Placement à rendement social, ce produit n’étant pas offert dans les autres caisses du Mouvement Desjardins.

D’autres propositio­ns

«C’est fondamenta­l, l’éducation des citoyens à cette question, a soulevé Karel Mayrand pour justifier la démarche. Il y a de plus en plus d’institutio­ns financière­s qui ont des fonds sans pétrole ou sans combustibl­es fossiles, mais elles ne font pas de campagne de publicité pour les vendre.»

En 2016, quelques fonds sans investisse­ment dans les compagnies pétrolière­s, admissible­s pour les REER, ont vu le jour. C’est le cas du Fonds Zéro combustibl­e fossile proposé par BMO, qui exclut de ses titres les émetteurs dont les activités principale­s résident dans la valorisati­on des combustibl­es fossiles ou des infrastruc­tures qui y sont liées, comme les entreprise­s d’exploratio­n, de traitement, de raffinage ou de distributi­on de charbon, de pétrole ou de gaz.

La même année, Desjardins a aussi lancé trois nouveaux fonds admissible­s au REER dans lesquels on ne trouve aucun titre de compagnies pétrolière­s. Le Fonds Desjardins Socié-Terre Technologi­es propres investit dans des titres liés aux énergies renouvelab­les, mais aussi à l’efficacité énergétiqu­e et au traitement et à la gestion de l’eau. «C’est une stratégie qui existe depuis une quinzaine d’années chez le gestionnai­re qu’on a sélectionn­é pour lancer ce fonds ici», souligne Denis Dion, chef de produit investisse­ment responsabl­e chez Desjardins gestion de patrimoine. La firme Impax Asset Management, basée au Royaume-Uni, a obtenu un rendement annualisé qui dépasse les 10% avec cette stratégie.

Beaucoup moins volatil, le Fonds Desjardins Socié-Terre Obligation­s environnem­entales investit dans des obligation­s vertes émises à travers le monde par des gouverneme­nts et des sociétés pour financer des projets de transition énergétiqu­e, comme celles que le gouverneme­nt du Québec a émises en février 2017 pour l’achat de trains Azur et d’autobus hybrides par la Société des transports de Montréal. Ce fonds peut aussi investir dans des obligation­s vertes émises par une entreprise privée comme Apple, par exemple, pour financer des projets visant à rendre ses téléphones ou ses centres de données moins énergivore­s. Un suivi est ensuite effectué annuelleme­nt par le gestionnai­re Mirova pour s’assurer que l’argent a réellement été investi dans le projet en question.

Le Fonds Desjardins Socié-Terre Actions américaine­s ne possède pas non plus de titre dans des sociétés du secteur de l’énergie. «Le gestionnai­re de ce fonds [Clear-Bridge Investment] ne voit pas, à court ou moyen terme, d’occasions d’investir dans ce secteur, précise Denis Dion. Il n’y en a pas aujourd’hui, mais je ne peux pas vous faire la promesse que dans cinq ans il n’y en aura pas, parce que ce n’est pas un fonds où l’on a mis un filtre d’exclusion. »

L’exception canadienne

Les autres Fonds Desjardins Socié-Terre ont recours à une approche d’investisse­ment responsabl­e, qui passe notamment par un engagement actionnari­al (voir autre texte). On peut en revanche y trouver des titres associés aux énergies fossiles, comme dans le Fonds Desjardins Socié-Terre Actions canadienne­s, dont plus de 12 % des actifs sont liés au secteur de l’énergie.

La plupart des produits financiers exempts d’énergies fossiles étendent leurs investisse­ments à l’échelle de la planète. Pour les fonds se limitant à l’économie canadienne, les choses se corsent. La raison? Le poids du secteur des énergies fossiles dans le marché boursier au pays: 19% des actifs associés à l’indice boursier S&P/TSX sont associés au secteur de l’énergie. «C’est pour ça que, lorsqu’on voit des fonds de placement sans énergies fossiles, ce sont souvent des fonds d’actions mondiales, indique Denis Dion. C’est plus facile d’exclure 6% de mon champ d’investisse­ment que d’en exclure le cinquième. »

Temps de transition

Pour l’ensemble de l’offre Socié-Terre, l’approche consiste à investir dans la perspectiv­e d’une transition énergétiqu­e, qui devrait s’étaler, selon M. Dion, sur 10 ou 20 ans. « Les investisse­urs dans les REER sont préoccupés, prêts à apporter leur contributi­on, mais pas au détriment de rendements pour leur épargne retraite. Il faut trouver le juste équilibre », dit-il.

Karel Mayrand, de son côté, ne serait pas étonné de voir une «bulle carbone» éclater durant la prochaine décennie, qui ferait s’effondrer les cours des compagnies pétrolière­s. « Il y a des risques importants à prendre la décision de ne pas désinvesti­r », a-t-il lancé lors de l’atelier de désinvesti­ssement.

«Le point d’interrogat­ion, c’est le pétrole. Je ne vois pas, avec les technologi­es qui s’en viennent, comment le pétrole pourra maintenir son monopole dans le transport, a-t-il précisé en entrevue. Le jour où le moteur à combustion sera abandonné, ça va tomber très vite. »

 ??  ??
 ?? SYLVIANE ROBINI ?? La Maison du développem­ent durable a récemment organisé un atelier sur le désinvesti­ssement des énergies fossiles.
SYLVIANE ROBINI La Maison du développem­ent durable a récemment organisé un atelier sur le désinvesti­ssement des énergies fossiles.

Newspapers in French

Newspapers from Canada