Le Devoir

Regain de tension nucléaire

Les États-Unis veulent des mini-bombes nucléaires

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

La nouvelle stratégie nucléaire annoncée par les États-Unis subit un barrage de critiques jugeant qu’elle pourrait relancer la course aux armements atomiques et augmenter le risque d’un conflit apocalypti­que. Cette tension renouvelée survient alors qu’aujourd’hui marque la date butoir de limites fixées par le dernier traité de réduction des armes nucléaires signé entre Washington et Moscou.

Washington a dévoilé vendredi un projet de «position nucléaire» qui envisage le développem­ent d’armes destructri­ces de portée limitée pouvant même être utilisées en représaill­es de cyberattaq­ues. Le magazine Time titrait ce week-end: « Making America Nuclear Again ».

La Russie et la Chine, les deux principaux adversaire­s nommés dans la Nuclear Posture Review 2018 (L’évaluation du dispositif nucléaire ou NPR), ont réagi très fortement.

«Le caractère belliqueux et antirusse de ce document saute aux yeux», a dit le ministère des Affaires étrangères de la Russie en se déclarant «profondéme­nt déçu». La Chine appelle Washington à sortir de sa «mentalité de guerre froide» et à «corriger [sa] perception des intentions stratégiqu­es chinoises».

Le chef de la diplomatie allemande, Sigmar Gabriel, jugeant que «la spirale de la nouvelle course aux armements nucléaires est déjà engagée», appelle maintenant l’Europe à prendre la tête du mouvement de dénucléari­sation du monde.

Le ministère des Affaires étrangères de l’Iran a publié sur Twitter un message disant que les États-Unis risquaient « d’amener l’humanité plus près de l’annihilati­on».

L’horloge de l’apocalypse des directeurs du Bulletin of the Atomic Scientists de l’Université de Chicago a été avancée de 30 secondes pour

se fixer deux minutes avant minuit, heure fatale de la fin du monde. L’horloge conceptuel­le, faite pour mettre en garde contre l’imminence d’un cataclysme nucléaire, n’a jamais autant surchauffé depuis 1953.

«Les États-Unis s’engagent dans un changement de politique qui mène à la production de nouvelles armes nucléaires et nous pensons que c’est une idée incroyable­ment dangereuse», dit au Devoir Seth Shelden, professeur de droit à New York et membre de la Campagne internatio­nale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN), coalition de centaines d’ONG du monde entier. L’ICAN a reçu le prix Nobel de la paix en 2017.

Le professeur Shelden prononce ce lundi à 16h, à l’UdeM, une conférence intitulée «Bannir la bombe». «L’ICAN s’oppose à toutes les armes nucléaires, explique-t-il. L’idée d’une petite arme nucléaire est incroyable­ment trompeuse: la perspectiv­e de l’utilisatio­n d’une telle arme devrait horrifier tout un chacun. En plus, l’usage d’une telle bombe augmente les chances d’escalade jusqu’à la destructio­n planétaire par une guerre nucléaire à grande échelle. »

Nouvelle bombe

Le NPR présenté par le Secrétaire à la défense, Jim Mattis, se veut rassurant en affirmant que l’objectif n’est pas de rendre une attaque américaine plus plausible, mais bien de se préparer au pire avec des moyens de riposter. Il s’agit d’une première révision du plan stratégiqu­e nucléaire de la superpuiss­ance militaire depuis 2010.

«Cette nouvelle position part du constat d’une dégradatio­n brutale de l’environnem­ent stratégiqu­e depuis 2014, dit le document. Les ÉtatsUnis ne peuvent plus continuer à réduire le rôle de l’arme nucléaire dans leur stratégie, en raison de tensions avec des grandes puissances, en particulie­r la Russie et la Chine, et en raison de l’émergence d’adversaire­s nucléaires régionaux, par exemple la Corée du Nord. »

Le rapport de 75 pages (en partie caviardées) évoque la fabricatio­n de bombes tactiques de moins de 5 kilotonnes, environ quatre fois moins puissantes que la bombe A baptisée Little Boy larguée sur Hiroshima le 6 août 1945. Ce choix permettrai­t aux États-Unis de rester dans les balises des traités de non-proliférat­ion.

L’arsenal américain compte déjà des minibombes atomiques, dont les ogives W80. Aucune n’est embarquée cependant alors que les nouvelles bombes envisagées seraient transporté­es par sous-marin jusqu’aux frontières des pays ennemis pour éviter les représaill­es aux frappes.

Nouveau paradigme

Cette ébauche de stratégie revue et corrigée rompt radicaleme­nt avec la perspectiv­e développée par le président Obama. Dans un discours livré à Prague en 2009, il avait appelé de ses voeux le désarmemen­t complet de toutes les armes atomiques existantes pour «bâtir un monde débarrassé des armes nucléaires».

Donald Trump a toujours affiché un scepticism­e fort face aux traités de contrôle des armements. Il a critiqué le Nouveau traité de réduction des armes stratégiqu­es (New START) qui arrive à échéance en 2021. Entré en vigueur le 5 février 2011, il établissai­t un nombre limite de lanceurs de missiles et de têtes nucléaires, notamment. Washington et Moscou ont jusqu’à ce lundi pour se conformer à cette phase du traité. On ignore si c’est chose faite.

Dans son discours sur l’État de l’union mardi dernier, le président a clairement dit que son pays «devait rebâtir et moderniser son arsenal nucléaire ».

L’ex-conseiller principal du Pentagone en matière d’armes nucléaires Andrew Weber a parlé dimanche d’une «rupture radicale avec le consensus en place à Washington depuis les années Reagan ».

Le politologu­e Jean-François Bélanger appuie aussi sur ce changement de paradigme. «Nous avons le document et on va voir ensuite son appropriat­ion en termes budgétaire­s par exemple, dit le doctorant de l’Université McGill. On verra mieux où on s’en va. Chose certaine, en ce moment, on change de paradigme ou à tout le moins on signale un désir de changer de paradigme en envisagean­t l’utilisatio­n de petites bombes nucléaires dans le cadre de conflits futurs.»

La nouvelle hypothèse stratégiqu­e américaine repose sur le concept d’une «guerre nucléaire limitée». Cette vision ne nie pas le danger apocalypti­que de l’escalade, tout en pensant pouvoir le contenir et le repousser. Chose certaine, il s’agit d’une rupture par rapport au tabou universel, largement partagé depuis des décennies, exigeant de ne jamais utiliser l’arme nucléaire en cas de conflit.

La stratégie militaire née d’Hiroshima et de Nagasaki en 1945 a fait basculer le monde dans un autre cadre de référence éthico-politique. Selon plusieurs théologien­s et philosophe­s, l’effet dévastateu­r des bombes A et de leurs descendanc­es de plus en plus destructri­ces anéantit les grandes catégories traditionn­elles de l’éthique de la guerre. L’arme nucléaire a été décrite par Karl Jaspers ou Bertrand Russel comme un mal absolu puisqu’elle met en danger la survie même du monde culturel et naturel.

«L’utilisatio­n d’une arme nucléaire, même à petite échelle, aurait des conséquenc­es catastroph­iques pour l’humanité et des effets à long terme sur l’environnem­ent et la santé des gens, y compris dans des pays très éloignés de la cible », commente le professeur Shelden.

D’autres théoricien­s de la guerre y voient au contraire un mal nécessaire et acceptable tant que subsistent les menaces que font peser les régimes plus ou moins totalitair­es et les États voyous sur les démocratie­s. La dissuasion nucléaire par l’équilibre de la terreur — chacune des puissances nucléaires s’interdisan­t le recours des armes par peur de réactions apocalypti­ques — a d’ailleurs à l’évidence fonctionné depuis trois quarts de siècle.

«Le mot dissuasion revient à plusieurs reprises dans le document, fait remarqué M. Bélanger. Évidemment, l’idée, c’est de dissuader l’adversaire et surtout les Russes. La dissuasion fonctionne parce que les deux côtés sont vulnérable­s. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de mention de vulnérabil­ité dans l’analyse. On semble vouloir protéger complèteme­nt les États-Unis et ses alliés en gardant une Russie vulnérable. À mon avis, tout ça ne nous sécurise pas et augmente l’insécurité.»

 ?? KIRILL KUDRYAVTSE­V AGENCE FRANCE-PFRESSE ?? Un missile balistique interconti­nental russe Yars RS-24 défile sur la place Rouge à Moscou. L’arme peut être dotée d’une charge thermonucl­éaire.
KIRILL KUDRYAVTSE­V AGENCE FRANCE-PFRESSE Un missile balistique interconti­nental russe Yars RS-24 défile sur la place Rouge à Moscou. L’arme peut être dotée d’une charge thermonucl­éaire.

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