Sommeil de plomb
Né à Cuba, gendre de Karl Marx, l’essayiste Paul Lafargue opposait, avec une douce dérision, au «droit au travail» celui de la paresse. En 1880, dans son Éloge de la paresse, un livre conçu dans la tradition de l’Éloge de la folie d’Érasme, il plaide contre les excès des journées de travail, comme il le fera toute sa vie, jusqu’à en mourir.
Notre société fait continuellement la guerre à la paix de la somnolence, comme s’il ne découlait pas de cet état de calme et de paresse réparatrice un moment fécond à toute réflexion préalable à l’action. La neutralisation du stress ne vient plus de la détente heureuse et gratuite. Les psychotropes voués à faire venir plus vite le sommeil se consomment à la pelle. Dormir implique désormais que soient endormis plutôt que corrigés les facteurs d’excitation et de douleur de nos journées.
La tendance libérale est à ne plus séparer la zone professionnelle de l’espace privé. Le travail nous suit désormais jusqu’à la maison, grâce soit rendue à l’ordinateur et au téléphone portable. Si bien qu’à la fin de ces journées de plus en plus consumées par le travail, le sommeil ne vient pas toujours rapidement. On s’agite donc sur le matelas, tourne et retourne, jusqu’à y creuser le trou de sa nuit, là où l’on peut finalement plonger en douce pour s’abolir. Ou alors on hurle en silence, jusqu’à l’aube, les yeux grands ouverts.
Il y a quelques jours, pour le bénéfice des ouvriers migrants, ceux grâce à qui se maintient en bonne partie cette illusion que nous mangeons des produits frais cultivés par des gens d’ici, le ministère de l’Emploi et du Développement social du Canada a précisé que «chaque travailleur étranger doit avoir son propre lit». Le nombre maximal de migrants par logement n’est cependant pas précisé dans ces nouvelles règles. Pour l’instant, la réalité montre des chambrées de trente, voire de quarante lits, où s’entassent pendant quelques mois ces ouvriers avec tous leurs ef fets.
Le lit, contrairement à ce que l’on croit, n’a pas été développé et répandu, dans les formes que nous lui connaissons, pour rêver et folâtrer. À partir du XIXe siècle, son usage a été considéré en vertu des besoins du travail. Ce que rappelle d’ailleurs de façon éloquente cette nouvelle règle fédérale qui ne remet pas en question le fait qu’une société ait besoin de recourir chez elle à une main-d’oeuvre étrangère mais vise à ce que celle-ci puisse dormir mieux afin qu’elle continue de s’user à de bas salaires.
La souveraineté du lit dans notre société s’attache d’abord aux besoins de régulariser et d’uniformiser le sommeil pour répondre aux impératifs du travail. Il n’est pas nécessaire de remonter bien loin pour le concevoir. Au temps des bûcherons, de la drave, des chevaux et des crochets à pitounes, un temps pour ainsi dire préindustriel, les hommes qui travaillaient comme des chevaux partageaient leurs couches et leurs poux sur des lits communs bordés d’épines de sapin. Ils avaient souvent des noms venus du Moyen Âge — Abélard, Albéric, Ogénard, Parcival —, mais ne dormaient pas pour autant dans des châteaux. L’eussentils fait d’ailleurs qu’ils auraient découvert que le lit au Moyen Âge n’était pas non plus un espace privé. Toute la maisonnée y avait accès.
Si le lit s’est finalement imposé à l’ère du moteur et du métier à tisser comme un marqueur incontournable de l’individualité, voire de l’identité, c’est d’abord parce que les gens fortunés en firent un espace privilégié. La chambre et le lit apparaissent centraux dans ce monde structuré par l’Église. Au nom de la toute-puissance du couple, uni dans le mariage pour être socialement mieux contrôlé, l’Église en appelle à la place centrale du lit dans les maisons, jusqu’à veiller à les bénir.
Mais le lit simple, ce lit du commun, celui qui n’a pas pour fonction de témoigner de la richesse de ses propriétaires ou du pouvoir de la religion, fut popularisé et généralisé avec les horaires de travail imposés par la révolution industrielle. Après des journées à s’user à heures fixes, les matelas de plume ne garantissaient plus le sommeil de plomb devenu pourtant plus que jamais nécessaire. Il fallut donc trouver à normaliser pour le plus grand nombre les instruments du sommeil.
Le lit d’aujourd’hui est un enfant du travail. Le lit à ressorts apparaît en 1870, en pleine effervescence industrielle. On apprend à s’y coucher à heures fixes pour pouvoir mieux travailler à heures fixes. Les paillasses où l’on somnolait à sa guise font place à des matelas aux formats uniformisés. Le sentiment d’abandon heureux que suggérait le lit est supplanté par la nécessité de s’y jeter qu’éprouvent tous ceux qui sont plus que jamais accablés par le besoin de dormir sans jamais pouvoir le faire assez.
Garantir aujourd’hui des lits individuels à des gens qui travaillent comme des bêtes ne change pas à proprement parler leur condition d’exploités, mais avalise tout bonnement le maintien de leur exploitation au nom des apparences de meilleures conditions.
Puisque tout le monde a un lit, puisqu’il est même confortable, peut-être serait-il temps qu’on en revendique un meilleur usage afin de se régénérer physiquement autant qu’intellectuellement, loin des comprimés et de l’idée que, demain, il faudra toujours s’user davantage au nom de la religion du travail.