Le sommeil des hommes
Lors d’une soirée à Manhattan fin novembre — en plein milieu du tourbillon #MeToo —, je me suis retrouvé avec des gauchistes bien-pensants, tous solidaires des femmes et des filles victimes du harcèlement sexuel.
Étant donné l’assemblée progressiste, j’ai pensé que c’était le bon moment pour soulever des idées concrètes afin d’améliorer la condition féminine au-delà des dénonciations quotidiennes de tel et tel malfaiteur célèbre dans telle et telle entreprise. Témoin de la colère qui a fait enlever quelques monuments sudistes érigés à la gloire du racisme et de la défense de l’esclavage, j’ai avancé une thèse peut-être osée: à force de démanteler des icônes — de marbre et de fer sur les places publiques de la Virginie et de la Louisiane, et de chair et de sang dans les bureaux luxueux de Hollywood et de New York —, ne risque-t-on pas de passer à côté des vrais problèmes sociaux qui nuisent au statut des femmes dans les lieux de travail et qui promeuvent les inégalités les plus marquées dans les relations du milieu des affaires?
Pourquoi ne pas, ai-je poursuivi, s’attaquer directement à la discrimination économique et ranimer la campagne pour l’Equal Rights Amendment, noble effort du dernier siècle pour établir la parité entre femmes et hommes sur le terrain des salaires, de l’emploi et de l’avancement? L’ERA, qui aurait modifié la Constitution fédérale dans le but d’interdire la discrimination sexuelle, était raisonnable, clair et presque gagnant. Le projet a échoué face en grande partie à l’opposition farouche d’une certaine Phyllis Schlafly, «conservatrice» qui voyait dans l’ERA l’éventuelle diminution de l’obligation primordiale des hommes, dictée par la biologie, de soutenir les mères et leurs enfants. D’autre part, elle n’avait aucune envie de voir ses deux filles (là, je n’étais pas en désaccord) appelées au service militaire lors de la guerre du Vietnam. Le corps législatif de trente-cinq États a ratifié l’amendement — il en fallait les trois quarts pour changer la Constitution, donc 38 — et la date limite a expiré en 1982 sans que les trois derniers États requis approuvent la mesure.
L’égalité des chances et de la rémunération aurait été juridiquement imposée entre les deux sexes par l’ERA, mais j’avais aussi l’idée qu’un cadre supérieur dans un bureau hésiterait à intimider une collègue s’il savait qu’elle pourrait gagner le même salaire, ou même plus. La force non seulement de la loi, mais aussi de l’argent créerait pour les femmes un certain barrage psychologique et social.
Et voilà que mon voisin d’en face, avocat chevronné des droits civiques, a répliqué sèchement que cela ne valait pas la peine, puisque le 14e amendement de la Constitution, adopté en 1868 pour protéger les anciens esclaves contre la discrimination, était bien suffisant pour protéger les femmes. J’ai répondu que le 14e amendement, qui garantit la « protection égale » pour toute « personne » citoyenne des États-Unis, n’a évidemment pas suffi pour les femmes, qui gagnent toujours moins en moyenne que les hommes — les études sont variables — pour le même travail. Il en va de même pour les femmes en concurrence avec les hommes aux plus hauts niveaux de la société civile et des entreprises, où les hommes restent numériquement dominants et nettement plus riches. N’oublions pas qu’en 1868, les femmes n’étaient pas tout à fait des «personnes», n’ayant ni le droit de vote ni le droit de divorcer facilement.
Les dames autour de la table n’ont pas non plus applaudi à ma suggestion, se montrant plus intéressées par des actions directes (l’une d’elles a dévoilé comment elle a pu augmenter son salaire universitaire avec la menace d’un procès). Or, depuis l’éclat de l’affaire Weinstein, il ne s’est pas trouvé une politicienne importante qui prendrait la relève de l’ERA. Il est vrai que la tâche législative serait difficile, voire impossible.
Vaudrait-il mieux chercher dans la littérature que dans le droit pour aborder les injustices commises contre les femmes? La tresse, le premier roman de Laetitia Colombani, est un excellent point de départ. L’auteure présente trois femmes de cultures et de classes radicalement différentes: une intouchable indienne qui ramasse les excréments humains pour gagner sa vie ; une avocate ultra réputée à Montréal, mère divorcée qui tombe gravement malade; une jeune Sicilienne qui travaille dans l’usine gérée par son père, subitement inconscient après un accident — toutes trois proies des règles incontournables de leur société.
Smita, l’Indienne, est la plus audacieuse — elle rêve de faire éduquer sa fille pour la sortir de la misère. Dans une société qui valorise le viol comme méthode de contrôle social, le mari de Smita est exceptionnel, quasiment féministe en comparaison avec les autres villageois. Toutefois, c’est Smita qui dort mal dans la tourmente, pas son époux, qui dans la nuit «est un lac dont nul remous vient troubler la surface». Smita s’aperçoit que «les hommes ne sont pas égaux devant le sommeil… Les hommes ne sont égaux devant rien». Détruire quelques célébrités n’est peutêtre pas la meilleure façon de troubler le rythme nocturne des hommes et de les réveiller.