Le Devoir

« Justice de merde »

- François Brousseau est chroniqueu­r d’informatio­n internatio­nale à Ici Radio-Canada. francobrou­sso@hotmail.com FRANÇOIS BROUSSEAU

Avec son possible retour au pouvoir en 2018, l’ancien premier ministre Silvio Berlusconi revient ces jours-ci à la une des médias italiens. L’homme, poursuivi par la justice dans un grand nombre d’affaires — allant de corruption de politicien à prostituti­on de mineure, en passant par entrave à la justice —, s’est fait une spécialité de dénoncer, sans relâche, la politisati­on des magistrats, leur infiltrati­on par la gauche («les Toges rouges») et leur acharnemen­t contre lui.

«Justice de merde» est une expression qu’on a retrouvée dans sa bouche, et qui a fait florès en Italie.

La dénonciati­on des institutio­ns judiciaire­s (et des médias, et des contre-pouvoirs en général) par une certaine catégorie de politicien­s n’est pas nouvelle. Mais elle reste rare dans la bouche de leaders exerçant le pouvoir suprême, où elle représente une sorte de cas extrême de populisme.

Aujourd’hui, sur ce terrain inhabituel du dénigremen­t des institutio­ns de l’État par un leader censé les défendre, Berlusconi est battu, en violence verbale, par le président en exercice des États-Unis d’Amérique.

Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, Donald Trump n’a pas utilisé l’expression «justice de merde» — il a réservé son répertoire scatologiq­ue à Haïti et aux pays d’Afrique —, mais il a fait bien pire. Il y a un an, il a dit tout son mépris pour les juges qui avaient bloqué, ou retardé, ses projets législatif­s sur l’immigratio­n. Aujourd’hui, il en est à dénoncer le FBI (la police fédérale) et son propre ministère de la Justice dans leur ensemble, dont il dit qu’ils ont « perdu toute crédibilit­é ».

«L’affaire de la note de service» qui secoue ces jours-ci le Tout-Washington est complexe dans les détails, mais simple dans ses grandes lignes. Il s’agit d’une contre-attaque — sur la forme et sur certains points de détail — menée de façon spécieuse par certains éléments du Parti républicai­n (les plus fidèles à Donald Trump) contre les enquêtes du FBI et une commission spéciale, dont les conclusion­s éventuelle­s pourraient mener à un procès d’impeachmen­t contre le président.

On parle ici de la «filière russe», et de la connivence supposée de cette filière avec des officiels républicai­ns. Y a-t-il eu, oui ou non, collusion entre certains membres de «l’équipe Trump» de 2016 et des éléments étrangers (services secrets russes, diplomates, pirates informatiq­ues…) qui auraient fourni, ou promis de fournir, des «informatio­ns compromett­antes» sur Hillary Clinton, afin de discrédite­r la candidate démocrate?

Le document en question est en fait un gribouilla­ge de quatre pages, écrit par un certain Devin Nunes, représenta­nt de Californie, par ailleurs président de la commission du renseignem­ent de la Chambre basse.

Dans ce texte, Nunes prétend que le mandat qui avait autorisé la mise sur écoute d’un lobbyiste prorusse (un Américain), et permis de faire avancer l’enquête… avait été mal acquis, et qu’il constituai­t un abus de pouvoir à des fins partisanes, car, dit-il, «il y a au FBI des partisans démocrates»: on simplifie, mais c’est à peu près ce que dit l’auteur. Rien dans ce document «top secret» ne vient contredire le fond de l’enquête, ni le bien-fondé de la « piste » poursuivie.

Cette interpréta­tion ultra-partisane est bien entendu très éloignée de la réalité. Le document de Nunes n’est pas un élément de preuve ou un reportage factuel; il s’agit d’un éditorial grossier, plein d’omissions coupables, qu’on veut faire passer de façon théâtrale pour un grand scoop.

Pour mesurer le degré de partisaner­ie où est tombée aujourd’hui la politique américaine, qu’il suffise de rappeler que cette commission de la Chambre basse, contrôlée par les républicai­ns, a refusé de rendre publique… la réfutation sur dix pages du document de Nunes, écrite par le porte-parole démocrate de la même commission! Et Fox News, et 35% du public américain, d’applaudir.

Avec un aussi faible bouclier argumentai­re, Donald Trump — qui a autorisé la publicatio­n de ce document «classifié»… sans même l’avoir lu lui-même! — prétend aujourd’hui qu’il est innocenté, et que l’inanité de toute l’enquête russe est ainsi « prouvée ».

Il pourrait ajouter, à l’instar de Silvio Berlusconi, que c’est une «justice de merde» qui cherche aujourd’hui à le persécuter.

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