Le Devoir

Ottawa enquêtera sur le contrat avec les Philippine­s

Le gouverneme­nt a tiré des leçons de la vente de blindés à l’Arabie saoudite

- HÉLÈNE BUZZETTI MARIE VASTEL Correspond­antes parlementa­ires à Ottawa

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau a tiré des leçons de la vente de blindés à l’Arabie saoudite et n’a pas l’intention de se laisser empêtrer dans une autre controvers­e entourant l’envoi d’équipement militaire à un régime défaillant. Aussi Ottawa a-t-il annoncé mercredi qu’il mènera une enquête avant de permettre la vente d’hélicoptèr­es aux Philippine­s, dont le président, Rodrigo Duterte, s’est déjà vanté d’avoir jeté quelqu’un en bas d’un tel appareil. «La chose responsabl­e à faire pour nous, c’est d’aller faire une revue des faits pour bien comprendre l’utilisatio­n de ces appareils-là. Et sur la base de notre revue des faits, nous prendrons la bonne décision», a indiqué le ministre responsabl­e du Commerce internatio­nal, François-Philippe Champagne.

Bell Helicopter a convenu de vendre 16 appareils Bell 412 à Manille dans le cadre d’un contrat de 234 millions de dollars. Les appareils doivent être construits à Mirabel. Selon le gouverneme­nt libéral, le protocole d’entente pour cette vente a été signé en 2012, sous le gouverneme­nt conservate­ur. Les appareils devaient être utilisés pour la recherche et le sauvetage. Mais voilà qu’un haut responsabl­e du régime Duterte a indiqué cette semaine que les appareils seraient utilisés à des fins militaires.

«Les hélicoptèr­es seront utilisés pour les opérations de sécurité intérieure menées par les forces armées», a déclaré le major général Restituto Padilla.

«Il semble que les faits sur la base desquels cet accord-là avait été conclu sont différents», a souligné le ministre Champagne. On ignore si les résultats de la révision annoncée seront rendus publics. Dans le dossier de la vente de véhicules légers blindés à l’Arabie saoudite, la ministre des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a annoncé l’été dernier l’ouverture d’une enquête après qu’il eut été révélé que Riyad avait utilisé des appareils canadiens lors d’opérations contre des civils. Cette enquête est terminée, mais ses conclusion­s n’ont jamais été publiées.

La ministre Freeland a indiqué mercredi que puisque les hélicoptèr­es ne devaient pas servir à des fins militaires, un permis d’exportatio­n n’a jamais été demandé à son ministère. D’ailleurs, M. Champagne a souligné qu’«à aucun moment, il n’y a eu une décision politique sur cet enjeu-là ». C’est la Corporatio­n commercial­e canadienne (CCC), une société de la Couronne qui aide les entreprise­s à décrocher des contrats à l’étranger, qui a été impliquée dans la transactio­n. La CCC n’a pas voulu commenter.

La vente d’équipement militaire aux Philippine­s est controvers­ée à cause de son président. Rodrigo Duterte mène une lutte sans merci contre les narcotrafi­quants, et les diverses forces de l’ordre sont accusées de procéder à des exécutions sommaires. Le mois dernier, Human Rights Watch a dévoilé un rapport soutenant que pas moins de 12 000 personnes ont été tuées par les autorités, au nom de la guerre à la drogue, depuis l’élection du président Duterte en 2016.

Le personnage cumule en outre les déclaratio­ns incendiair­es, faisant fi de la règle de droit. L’an dernier, il a menacé d’assassinat ses fonctionna­ires. «Si vous êtes corrompus, je vais aller vous chercher à Manille en hélicoptèr­e et je vais vous jeter en bas. Je l’ai déjà fait. Pourquoi ne le referais-je pas ? »

Lors de son voyage aux Philippine­s en novembre, M. Trudeau a soulevé la question du respect des droits de la personne avec son homologue. Le principal intéressé n’a pas apprécié. «Je lui ai dit que je ne m’expliquera­i pas. C’est une insulte personnell­e et officielle. Cela me choque lorsque vous êtes un étranger et ne connaissez pas exactement la situation dans ce pays. »

Appareils convertibl­es?

Selon Jean-Christophe Boucher, professeur à l’Université MacEwan en Alberta et spécialist­e du matériel militaire, les hélicoptèr­es Bell 412 peuvent facilement être équipés pour la guerre. «Ce sont des appareils qu’on vend partout dans le monde. Le Canada a une variation de ces appareils et cela s’appelle les Griffons. Alors, à votre question “Peut-on les armer?”, je réponds que nous armons les Griffons, alors oui, c’est possible. » Les appareils sont multifonct­ionnels, insiste-t-il, ce qui devrait inquiéter. «Dans le contexte des Philippine­s — c’est un peu comme l’Arabie saoudite —, ils ont des enjeux de sécurité qui font en sorte que le risque [d’utilisatio­n militaire] est plus important que si par exemple on vendait ça à la Norvège ou à la Finlande. »

Cesar Jaramillo, le directeur de Project Ploughshar­es, un groupe qui documente les conflits armés dans le monde, se dit heureux de la décision d’Ottawa de faire enquête. Mais selon lui, le dossier met en lumière une faille des lois actuelles, à savoir qu’il suffit de prétendre que l’équipement acheté ne sera pas utilisé à des fins militaires pour contourner les vérificati­ons canadienne­s de respect des droits de la personne. «Avons-nous besoin d’un plus grand contrôle de nos exportatio­ns ? » demande M. Jaramillo.

Du côté de l’opposition conservatr­ice, on appuie la décision du gouverneme­nt libéral. «Je pense que c’est très important qu’on ait cette révision», a déclaré le chef Andrew Scheer. «C’est au gouverneme­nt d’assurer que l’équipement canadien ne sera pas utilisé pour des violations des droits de la personne. »

La critique néodémocra­te en matière d’affaires étrangères, Hélène Laverdière, croit elle aussi que «ça ne suffit pas» d’accepter sur parole la garantie d’un pays étranger que l’équipement ne sera pas utilisé à des fins militaires. Il faut, à son avis, renforcer le système actuel de vérificati­on.

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