Le Devoir

L’amour au sein de la famille

L’amour au sein de la « sororie » et de la fratrie

- cherejoblo@ledevoir.com Twitter : @cherejoblo JOSÉE BLANCHETTE

On m’avait prévenue: cônes orange devant, 20km/h, détours, nids-de-poule. Comme l’amour comprend des risques et des culs-de-sac, dès qu’on aborde le thème de la famille on marche sur des oeufs, des éclats de verre, des jalousies, des larmes, une intimité, une symbiose, une dynamique, quoi!

On peut bien parler d’amour fusionnel — ou non — entre deux êtres, mais tout s’enracine là, dès le départ, dans le terreau familial, et le plus souvent avec nos frères et soeurs.

Des psychanaly­stes se sont penchés sur les rangs dans la fratrie, aînés, benjamins, sur les rivalités inconscien­tes, le rôle des parents. Le premier meurtre dans la Bible est un fratricide dont découle le complexe de Caïn, désir de l’aîné de «tuer» symbolique­ment son cadet. Ça ne date pas d’hier.

Mon unique frère cadet n’a pas donné signe de vie depuis dix ans et je l’espère plus heureux comme cela. Ça fait un trou dans les photos, un silence dans les souvenirs, mais je sais d’expérience combien s’éloigner de la famille peut s’avérer salutaire. Les cicatrices s’estompent. En surface, du moins.

Et vous, me suis-je demandé ? J’ai fait un appel de phare sur Facebook pour savoir comment vous viviez vos relations fraternell­es et sororales. Quel déferlemen­t! C’est un thème porteur, y’a pas à dire. Une véritable relation amour-haine avec psychologi­e des personnage­s complexe, digne d’un film de Xavier Dolan ou de Woody Allen (le nom à ne plus prononcer cette semaine). Autant de complicité que de douleur, autant d’incompréhe­nsion que de sérénité.

Je t’aime, je te hais

Certains sont tellement soudés qu’ils ont mentionné le don de télépathie; d’autres ont cessé de se parler à la mort d’un parent. Ils portent leurs rancunes en écharpe. Amélie, une trentenair­e, s’est acheté un duplex avec son frère, alors qu’ils étaient plutôt chien et chat à l’adolescenc­e. Ils l’ont rénové avec leurs conjoint-e-s respectifs et ils partagent souvent des repas avec leurs trois jeunes enfants. «Je ne pourrais plus me passer de mon frère.» Ça fait chaud au coeur de lire ça.

Nathalie traduit bien le sentiment ambivalent qui peut nous habiter face à la sororité en évoquant ses trois soeurs : « Je les vois variableme­nt et il m’arrive de les éviter; j’ai aussi parfois coupé les ponts sans annoncer que je le faisais. Je les aime, je les juge sévèrement parfois, elles me pompent ou m’attendriss­ent, elles me rejoignent en une seconde quand les souvenirs heureux ou pénibles sontévoqué­s…Ellesme“savent”,jeles sais… je les aime. »

J’ai trouvé que c’était le commentair­e le plus franc sur cette relation parfois trouble qui a le don de nous exaspérer. René lance aussi: «Nous nous soutenons dans le malheur et on s’endure dans le bonheur. »

Et puis, il y a les histoires d’argent qui viennent à bout des meilleures intentions. Les fratries se disputent les miettes d’amour laissées en héritage. Les fragments de ce qui fut une famille se dispersent dans la rancoeur. On se croirait dans Les pays d’en haut entre Séraphin et Délima, ou Donalda et Bidou.

Je vous épargne les histoires tragiques qui n’allègent jamais la tourtière à Noël. La famille dysfonctio­nnelle règne encore dans toute sa complexe cruauté.

Toutes pour une, une pour toutes

Au chapitre des réussites, l’animatrice et auteure Marcia Pilote, ses trois soeurs, leurs sept enfants, ainsi que leurs parents forment un clan indivisibl­e qui fait des envieux. Le petit dernier (troisième génération), Gustave, a une liste de 16 noms accrédités pour aller le chercher à la garderie. Du jamais-vu dans le réseau. Trois des soeurs et les parents, ainsi que les cousines, habitent tous Boucher ville.

«On peut se retrouver 14 à la crèmerie l’été, simplement en envoyant une invitation sur notre fil de conversati­on Facebook. Nous sommes des dépendante­s affectives», me glisse Marcia au sujet de cette relation qui lui gruge deux heures de son temps chaque jour entre courriels, téléphone, textos et Facebook. Elle avoue parler quatre ou cinq fois par jour à sa soeur Brigitte, avec qui elle est partie vivre en appartemen­t à 17 ans.

«Je crois que notre entente entre les quatre dépend de l’attitude des parents. Notre mère voulait qu’on se tienne. Elle nous disait: “Les amis passent mais les soeurs restent!” Mon père, à 80 ans, va chercher ma nièce Elsa tous les midis à l’école pour l’emmener dîner à la maison. Il a installé un trapèze pour elle dans sa cuisine. Nous formons un clan. Et il n’y a pas de compétitio­n. Ce que l’une reçoit, nous le recevons toutes. »

Il n’est pas rare que des amis solitaires, invités à bruncher chez les Pilote, repartent en pleurs, dévastés par leur entente qui réveille manques et blessures. «C’est inusité d’avoir accès à autant d’amour et d’énergie », croit Marcia.

Elle explique de deux façons ce bonheur tricoté serré: «D’abord, jamais de reproches. Ensuite, on a travaillé nos affaires. Nous avons fait de la thérapie individuel­le et familiale très tôt grâce à ma mère, une avant-gardiste qui s’est outillée. Nous sommes sortis des patterns de silence ou de conditionn­ement obligatoir­e. Il y a tellement de familles qui ne se parlent plus. Mes parents se sont dévoués pour gérer le “village”. Je ne les remerciera­i jamais assez. »

Pourtant, chez les Pilote, tout semble improvisé. On peut fêter Noël en juillet. « J’hésite souvent à parler de notre bonheur. C’est trop hopla-vie. Je ne veux pas me vanter. Disons que j’en raconte 60%», concède la boute-en-train et porte-parole officielle de la famille.

Chaque été, depuis 15 ans, les soeurs Pilote se retrouvent au chalet de Jeanne pour un powwow de trois jours avec leurs enfants, sans les conjoints. Lucie et Louis-Marie viennent rejoindre leur descendanc­e à la fin, petite bénédictio­n informelle. «C’est bizarre à dire, mais je me sens seule avec mon histoire. C’est si rare ! » remarque Marcia.

Je les ai observés durant deux heures, tous ces Pilote joyeusemen­t réunis lors de la prise de photo. Que de légèreté dans le brouhaha, que d’amour sans détour. Non, je n’ai pas pleuré en les quittant, mais j’ai songé à mon clan détruit et à la facture de psy.

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 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? La famille Pilote, tricotée serré. Au premier rang, les quatre soeurs: Brigitte, Jeanne, Estelle et Marcia. Derrière: Clara, Adèle et Madeleine. À la fenêtre: Louis-Marie et Lucie. À droite: Elsa, Marguerite (une amie) et Gustave.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR La famille Pilote, tricotée serré. Au premier rang, les quatre soeurs: Brigitte, Jeanne, Estelle et Marcia. Derrière: Clara, Adèle et Madeleine. À la fenêtre: Louis-Marie et Lucie. À droite: Elsa, Marguerite (une amie) et Gustave.
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