Le Devoir

La colère des infirmière­s

- AURÉLIE LANCTÔT

Quelques jours avant le cri du coeur d’Émilie Ricard, je me trouvais justement en vacances avec une amie infirmière dont j’aime écouter les histoires d’hôpital, pour le pire et le meilleur. Pis, le nouveau CHUM, que je lui demande ? Elle a l’air tiraillée entre l’exaspérati­on, la déception et l’envie de rire très jaune. Un mélange chaotique, m’explique-t-elle, entre la désorganis­ation d’ouverture, le manque d’effectifs et l’achalandag­e accru en cette période de l’année où courent toutes sortes d’infections.

Pas un mot de plus sur les grandes et petites misères de son boulot. Toute la semaine, elle s’est contentée de vérifier qu’on buvait assez d’eau et qu’on se crème régulièrem­ent. «T’as vu les patients là-bas?» lance-t-elle un matin sur la plage, avant de se corriger : « Euh, les gens, je veux dire!» On peut toujours sortir l’infirmière de l’hôpital, mais jamais tout à fait l’infirmière de la fille. Et les infirmière­s, on ne les entend pas souvent se plaindre. Dans les médias, depuis une semaine, elles pèsent scrupuleus­ement leurs mots, demandant quasiment pardon de nous déranger. Celles avec qui j’ai discuté ces derniers jours l’ont toutes dit: les médias, c’est le dernier recours. On priorise toujours la résolution des problèmes dans nos milieux de travail. C’est dire combien elles prennent au sérieux leurs obligation­s profession­nelles, car ce qu’elles décrivent a tout d’une catastroph­e.

Ce souci intense de loyauté et de discrétion est certes essentiel à la profession d’infirmière, mais on y lit aussi les vestiges d’un passé sexiste. L’histoire de la médecine moderne a relégué les infirmière­s au rôle de simples exécutante­s; des femmes «à vocation», qui obtempèren­t. Les petites mains de la guérison, qui soignent sans statuer. À voir leurs actuelles conditions de travail, et à entendre le premier ministre parler de «profession de dévouement», pendant que son ministre de la Santé encourage les infirmière­s à être plus positives, on se dit que cette vision réductrice et dépassée persiste.

«On imagine encore l’infirmière avec son petit chapeau, tenant la main d’un mourant», lance Alice Tessier, infirmière clinicienn­e à Montréal. «Or la majeure partie de notre travail est scientifiq­ue. Nous sommes des profession­nelles, nous prodiguons des soins appuyés sur des données probantes. Il n’y a pas que les médecins qui font ça. »

Comme plusieurs, Alice croit que la vision médicalo-centriste préconisée par le gouverneme­nt en santé empêche de soigner à pleine efficacité. Le travail infirmier commande un va-etvient constant entre le travail scientifiq­ue et humain. C’est d’ailleurs ce qui le rend inestimabl­e. Les infirmière­s ont en permanence une charge cognitive considérab­le: garder en tête les besoins de chacun, médicaux ou non, ordonner les priorités. À l’heure actuelle, on compte sur elles pour assumer toute une série de tâches qui excèdent les traitement­s, mais qui leur échoient. Pourquoi ne pas étendre aussi leur autonomie de soignante ? On les soumet plutôt à des carcans administra­tifs déconnecté­s des besoins réels, jusqu’à ce qu’elles craquent. «C’est inacceptab­le qu’on ne prenne pas au sérieux la santé des infirmière­s autant qu’elles prennent au sérieux la santé des patients », tranche Alice.

Le gouverneme­nt a de bonnes raisons de craindre la colère des infirmière­s. Non seulement parce qu’elles ont la sympathie de la population, mais aussi parce que leur travail, qu’on s’entête à dévalorise­r, touche au fondement de l’ordre social. Le labeur de prise en charge de la vulnérabil­ité, largement invisible et sous-rémunéré, est essentiel pour que le monde tourne; pour que ceux qui brassent de «grosses affaires» ne soient pas ralentis par la contingenc­e humaine.

Le ras-le-bol des infirmière­s nous renvoie aussi à la dette immense que nous avons envers celles et ceux qui portent le fardeau de la reproducti­on de la vie humaine. Lorsque les infirmière­s prennent la parole, lorsqu’elles mettent leur poing sur la table et exigent qu’on les respecte, elles jettent du sable dans l’engrenage de la machine à gouverner. Elles rappellent qu’ils sont bien beaux, les fantasmes d’une gouvernanc­e froide et mécanique de la société, mais que le fétichisme de l’efficience et la poursuite de la croissance économique au détriment des richesses sociales ont un coût humain réel.

Lorsque les infirmière­s disent: «C’est assez ! », elles nous forcent à poser un regard lucide sur la destructio­n programmée de nos institutio­ns publiques, qui découle de l’anti-projet social déployé ces dernières années par le gouverneme­nt du Québec. Elles nous obligent à admettre que les bilans économique­s soi-disant heureux, tout comme les annonces préélector­ales pathétique­ment racoleuses, sont des diversions pour masquer un champ de ruines.

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