Est-ce ainsi que les Américains vivent ?
Le créateur de Six Feet Under signe le scénario de la nouvelle série télévisée Here and Now
La scène se déroule dans un poste de police de Portland, le ici et maintenant de la nouvelle série de HBO Here and Now. Deux soeurs ont été arrêtées après avoir violenté un fanatique pro-vie devant une clinique pour femmes où la plus jeune (Kristen) s’est fait diagnostiquer une ITS contractée à sa première relation sexuelle.
Kristen est Blanche, l’aînée Ashley, Afro-Américaine. Ce qui n’est déjà pas banal. Les deux sont belles, riches, cultivées et bien élevées, ce qui est beaucoup plus courant à la télé.
Quand vient le moment de la prise de photo judiciaire, la policière, une grande blonde, questionne Ashley sur son magnifique sac à main. Sa propriétaire, qui travaille en mode, explique qu’il vaut des centaines de dollars. «Et on me l’a offert», lance-t-elle, en ajoutant: «Avant que vous me soupçonniez de l’avoir volé.»
Vient ensuite la fouille manuelle. Et l’humiliation continue. La policière passe la main sous la jupe d’Ashley et la force à retirer sa perruque.
«Pour moi, cette scène, son écriture et son montage montrent très bien ce qu’est cette série, explique au Devoir la comédienne Jerrika Hinton, qui joue Ashley. Ce qu’Ashley endure alors est tellement pénible et humiliant… On expose l’Amérique dans un certain sens.»
Ball aux commandes
Here and Now est d’autant plus attendue qu’elle entremêle trois références ultragagnantes: les acteurs Tim Robbins dans le rôle du père philosophe dépressif Greg Bishop et Holly Hunter dans celui de sa femme acariâtre Audrey Bayer-Boatwright; HBO, la meilleure chaîne télé du monde des séries depuis la fin du siècle dernier; et Alan Ball aux commandes scénaristiques.
M. Ball est le créateur de Six Feet Under (2001-2005), un des sommets du nouvel âge d’or des productions sérielles. Il faut réserver l’usage de certains concepts, mais bon, si celui de chef-d’oeuvre culturel ne s’applique pas à Six Feet Under, c’est bien qu’aucune création de la télé n’y aura jamais droit.
«C’était assez magique de recevoir la proposition de participer à cette série, dit encore Jerrika Hinton. Dès ma première lecture du scénario, j’ai été très excitée à l’idée de la naissance de quelque chose de semblable. Ensuite, j’ai été doublement excitée en découvrant quelle contribution personnelle je pourrais faire à cette création puisque Ashley est tellement unique. »
Un personnage complexe, en vérité, et dans une série qui les accumule. Ashley est mariée à un Blanc républicain (enfin, il l’était avant Trump) et ses parents adoptifs sont tout aussi blancs que chez Norvège et cie. Des parents extrêmement cool en apparence, libéraux et progressistes à souhait, qui ont aussi adopté un Asiatique et un Latino en plus d’avoir une fille naturelle, la jeune Kristen.
Portait de groupe
Le surdoué de la télé Alan Ball propose ainsi une autre histoire de famille dysfonctionnelle pour finalement composer un grand portrait de groupe de sa société. Six Feet Under exposait un clan des pompes funèbres vivant de la mort dans une Amérique cherchant par tous les moyens à en nier l’inéluctabilité.
L’axe thématique de Here and Now tourne autour des questions d’identité qui obsèdent maintenant les États-Unis (et notre coin du continent aussi, évidemment). Le racisme, le sexisme, l’homophobie, la transphobie et toutes les peurs des différences socioculturelles, sexuelles ou religieuses qui s’accumulent et s’entrecroisent.
Il y a bien sûr quelque chose de commun entre la famille de Here and Now et celle de This Is Us, série made in USA la plus encensée de l’heure, reprise ici sur ICI Radio-Canada Télé. On y retrouve en tout cas la même préoccupation obsessionnelle pour les familles multiraciales et reconstituées, le même intérêt pour la filiation et la résilience, les peines et les joies vécues en clans serrés mais maganés.
«C’est toujours intéressant de voir des interprétations de la vraie vie à la télé, commente la comédienne américaine jointe à Toronto. Le casting des séries s’ouvre plus à la diversité. Ça me semble donc tout naturel de voir ces familles multiraciales. C’est aussi un reflet de la vie réelle. Il y a des gens de diverses origines dans ma propre famille. Ce n’est pas une obsession américaine: c’est une obsession de montrer le monde tel qu’il est. »
Un trans musulman
Chacun des personnages semble tout de même dessiné pour incarner une particularité anti-essentialiste et les réactions qu’elle suscite. La démonstration atteint son paroxysme (ou son point de démonstration par l’absurde) au sein d’une famille d’intellectuels progressistes iranienne, liée à celle des bishops, dont l’adolescent veut devenir une adolescente voilée et pratiquante. Qui dit mieux?
Faut-il pour autant voir dans cette série (et l’autre familiale) une production du «monde tel qu’il est» de l’ère Trump, là et maintenant? Les États-Unis vivent une sorte de cauchemar éveillé. Les fractures abyssales de ce pays-continent se révèlent partout, jusqu’au sommet de la Maison-Blanche. Il semblerait bien normal d’exposer ces failles à partir d’un point de vue positif (avec This Is Us) et négatif, ou critique, et peutêtre même d’une franche ironie (avec Here and Now).
Jerrika Hinton, elle, repousse les surinterprétations sociopolitiques. «J’ai été attirée par une histoire familiale, par une histoire d’êtres humains qui essaient de comprendre leurs identités et de se comprendre les uns les autres, dit-elle. La lecture politique dépend de la relation à l’oeuvre. Et Alan Ball est très habile dans le mélange des genres. On se demande donc si Here and Now est une série dramatique ou une comédie noire.»
Un élément surnaturel ajoute de la curiosité. Le plus jeune fils Ramon (Daniel Zovatto), gai, a des hallucinations et semble doué de préscience. Ce rouage qui pouvait d’abord sembler plaqué et grinçant s’avérera peutêtre finalement le plus stimulant de la mécanique narrative.
Les hauts et les bas?
Car, pour l’instant, Here and Now reçoit un accueil que n’enviera pas Six Feet Under, sous la moyenne sur l’agrégateur de commentaires Rotten Tomatoes. La critique en chef de Variety, Maureen Ryan, a parlé d’épisodes «mi-cuits» et «interminables». Ouch!
Ce rejet sévère découle du constat imparable que les personnages passent leur temps à discourir de manière plus ou moins pédante et pesante sur leur état. Les scènes multiplient les occasions didactiques où les protagonistes expliquent leurs origines et leurs situations familiales atypiques à d’autres personnages.
L’affiche de la série, une vue en plongée sur les membres de la famille Bayer entourés de bulles, concentre probablement involontairement la célébration du nombrilisme souvent insupportable. Mais bon, c’est HBO, c’est Alan Ball, c’est Tim Robbins, Holly Hunter et Jerrika Hinton, alors ça vaut au moins un petit détour…