Le Devoir

Dans l’enfer d’un corps de Grosse

Avec une rare violence, Lynda Dion appelle à décolonise­r un imaginaire tyrannisé par un seul idéal corporel

- DOMINIC TARDIF COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

«Écoute, je vais te le dire: moi, au quotidien, dans ma tête, je n’arrête pas de me traiter de grosse vache», laisse tomber Lynda Dion, avec l’aplomb de celle qui connaît trop bien son bourreau, dont elle toise le visage chaque matin dans le miroir.

Avec son titre-choc en imposants caractères, la couverture de Grosse, quatrième roman de la Sherbrooko­ise, laisse d’abord présager un pamphlet contre la grossophob­ie, mot à la mode désignant ces comporteme­nts sociaux plus ou moins conscients ostracisan­t les personnes en surpoids.

Et pourtant, le projet se révèle encore plus vaste, encore plus radical. Pas de compromis. C’est à une décolonisa­tion de notre imaginaire, tyrannisé par un idéal corporel conçu pour nourrir l’insatisfac­tion chronique, que s’attelle Lynda Dion, debout face aux «contes de fées, aux magazines de mode, à la pornograph­ie, au matérialis­me, au patriarcat et à la religion».

Journal du rapport à son corps d’une femme sous l’emprise éternelle d’un insatiable appétit de bouffe, de sexe et d’alcool, Grosse raconte à travers huit dessins disséqués par leur auteure une existence au bord du précipice.

Entre de grotesques séances de gavage et ces litanies d’insultes avec lesquelles elle s’autoflagel­le en pensée, le double fictionnel de Lynda Dion ne cesse de punir ces chairs refusant de se conformer, au point de faire fléchir sa santé et d’empoisonne­r son foie. «J’avais un couteau de boucherie appuyé sur le ventre quand j’ai compris qu’il fallait que je fasse quelque chose», se rappelle-telle dès les premières pages.

«On va régler une affaire: écrire ça fait mal. Mais en même temps, si je ne l’avais pas écrit, ce livre, je serais peut-être morte», confie en entrevue l’enseignant­e de français au secondaire, qui creuse avec une opiniâtre impudeur la veine de l’écriture de l’intime depuis La dévorante (2011).

Constammen­t tendu entre l’appel d’air que permet la littératur­e et la souffrance que provoque l’auscultati­on de souvenirs pénibles, Grosse pose ainsi crûment la question du sacrifice de soi auquel se soumet l’écrivaine sculptant son oeuvre à même la glaise salissante de son existence.

«C’est un livre violent parce que le regard que je porte sur moi dans la réalité est violent, parce que c’est ça, la vérité», explique celle pour qui «les mots écrits ont le pouvoir d’empêcher la dissolutio­n lente de la vie».

«En fait, si ça se trouve, je me suis retenue, poursuit-elle. Mais la détestatio­n de soi devait être palpable, parce que je pense qu’il y a des femmes qui vont être soulagées et qui vont se dire : “Je ne suis pas toute seule.” L’écriture, c’est un acte libérateur pour moi, oui, mais je le fais aussi parce que j’ai le sentiment que ça va être libérateur pour les autres. »

De la douleur d’enfin exister

Grosse n’est donc surtout pas un de ces témoignage­s signés par une femme grassouill­ette enjoignant à ses semblables d’assumer leur poids et d’aimer leurs bourrelets. Un programme pas forcément condamnabl­e, mais trop peu ambitieux, en comparaiso­n avec celui de Lynda Dion, qui s’attaque ici à la logique marchande réduisant les corps à des produits plus ou moins bien cotés à la Bourse de la beauté.

Ce livre en forme de longue confession secoue d’ailleurs d’autant plus que son auteure — professeur­e adorée, écrivaine célébrée — est l’image même de la femme flamboyant­e et cultivée, que l’on pouvait supposer bien outillée pour repousser pareil discours délétère, avant qu’il ne s’installe à demeure dans son esprit.

«C’est en plein de ça que je parle! Oui, c’est une absurdité que je ne sois pas capable de me libérer de ce fardeau, de tout assumer. Je ne l’ai pas appris hier, que la beauté est une constructi­on sociale, mais je cède toujours quand même sous le poids [elle étouffe un rire] du regard des autres. C’est pas croyable comment tu te mets à exister différemme­nt quand tu perds 10livres. Et ça finit par jouer dans la tête de n’importe qui.»

Être autre chose qu’un corps

Dans un des chapitres les plus troublants de Grosse, Lynda Dion-narratrice se remémore comment les régimes auxquels elle s’astreignai­t étudiante la rendaient soudaineme­nt désirable aux yeux des garçons. Bref plaisir rapidement gâché: comment réellement goûter aux relatifs avantages de sa minceur au moment où l’on mesure plus que jamais à quel point nos kilos en trop tenaient récemment du costume d’invisibili­té?

«Évidemment que la question de la grosseur, de l’aspect physique, c’est la pointe d’un iceberg, souligne la romancière. L’été dernier, je lisais La

domination masculine de Bourdieu et ça m’est apparu tellement clair que c’était ça, le problème: l’incapacité pour les femmes de vivre comme sujet plutôt que comme objet.

On pourrait penser qu’il y a une forme de défaite dans le surpoids, mais pour moi, ça a aussi été une résistance, une façon d’accumuler les couches pour être autre chose qu’un objet pour les hommes. Évidemment, ça se transforme en couteau à double tranchant, surtout quand la santé vacille. Mais au fond, ce que je pose comme question, c’est aussi ce que disent les femmes présenteme­nt dans la foulée de #MoiAussi: “Coudonc, est-ce que je peux être autre chose qu’un corps?”»

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