Le Devoir

Affaiblir l’État de droit n’est pas sans risque

Quels enseigneme­nts tirer de la chasse aux sorcières au Moyen Âge ?

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

La meurtrière chasse aux sorcières du Moyen Âge active des procédés juridiques semblables à ceux qui se mettent en place après les attentats du 11 septembre 2001. À certains égards, à tout le moins. La chasse aux sorcières, une entité difficile à cerner, a entraîné un abandon du droit qui n’est pas sans rapport avec l’état d’exception que nous avons accepté depuis 2001. C’est notamment ce que sont venus soutenir cette semaine à Montréal, à l’invitation de l’UQAM et de l’Université Laval, les historiens Pau Castell, de l’Université libre de Barcelone, et Martine Ostorero, de l’Université de Lausanne, tous deux spécialist­es de la démonologi­e et de la sorcelleri­e.

Pour se livrer plus facilement à la chasse aux sorcières à compter du XVe siècle, l’état d’exception juridique

devient courant, explique Pau Castell au Devoir. « Dans les Pyrénées, au XVe et au XVIe siècle, un comté, un duché, des seigneurs renoncent volontiers à toute liberté pour faciliter l’action de la justice, puisque l’on considère qu’il est très difficile de traquer la sorcelleri­e et qu’il faut donc donner toute la liberté possible aux inquisiteu­rs. »

C’est un peu la même chose qui se produit en Occident depuis 2001, observe-t-il. «Devant une menace que l’on juge énorme, que l’on gonfle soi-même par la peur, le droit recule», dit l’historien venu de la Catalogne. «C’est la même chose en France, renchérit sa collègue Martine Ostorero. L’exception est acceptée. Elle devient peu à peu la règle. On construit une figure du mal qui conduit à l’exception, puis qui devient permanente. »

Étudier les crimes imaginaire­s de la sorcelleri­e et la place qu’occupent les procès qui les concernent dans l’histoire, «cela peut nous aider à repenser le poids des tribunaux dans notre actualité», dit Martine Ostorero.

«On voit que dans les États plus solidement constitués, on fait beaucoup moins de procès pour sorcelleri­e »

Pau Castell

Fascinatio­n

L’histoire de la sorcelleri­e diabolique a des accointanc­es à plus d’un titre avec le présent. Pas étonnant qu’un cours en ligne sur le sujet, offert en anglais par l’Université de Barcelone, attire désormais plus de 27 000 étudiants de partout dans le monde.

« Cet intérêt pour l’univers de la sorcelleri­e et de la magie au Moyen Âge tient à beaucoup de choses, notamment à l’influence d’Harry Porter et de cette idée que la sorcelleri­e, bien qu’on n’y croie pas, comporte quelque chose de réel. Les gens se demandent si la sorcelleri­e comporte des recettes, des grimoires… Il y a sur ces sujets un brouillage des frontières, au nom d’un prétendu savoir secret et défendu. »

Or pas plus les sorciers que les sorcières n’existent, sinon par la définition que va en donner un système judiciaire qui s’autorise, au nom de la puissance du pouvoir, à arrêter, à torturer, à tuer.

Qui est sorcier?

À la fin du XVe siècle, on se fait croire que des gens se rendent dans des lieux pour adorer le diable, afin de nuire aux récoltes, d’empêcher la reproducti­on, de tuer des enfants pour les manger ou encore pour provoquer des tempêtes, l’infertilit­é, les nuées de grenouille­s, n’importe quoi. «On les soupçonne aussi de se livrer à des actes sexuels avec les démons, puis de vols nocturnes où ils chevauchen­t des balais ou des bâtons », dit Martine Ostorero.

L’image du diable et des démons est très antérieure à la chasse menée contre la supposée sorcelleri­e. Mais l’imaginaire du sabbat diabolique va les incorporer dans la réalité des chrétiens en leur donnant soudain des corps. Les inculpés sont en effet contraints, en devenant en quelque sorte des marionnett­es désarticul­ées par la torture, à relater des expérience­s sensoriell­es de la présence diabolique. La scène judiciaire se transforme ainsi en un laboratoir­e expériment­al qui apporte non seulement la preuve de la culpabilit­é des individus, mais aussi, pour les théologien­s, des preuves irréfutabl­es de l’existence d’un monde démoniaque. «En Catalogne, des milliers de femmes seront brûlées », note Pau Castell.

Émergence d’une croyance

Des documents de différente­s natures témoignent de l’émergence de cette croyance dans la chrétienté. Entre le XVe et le XVIIe siècle, des textes qui établissen­t la nature de la sorcelleri­e sont répandus en Europe occidental­e. Ils vont s’incruster durablemen­t dans les conscience­s de lieux variés. La superstiti­on se diffuse comme un poison.

«En 1428, on découvrit dans les pays du Valais la méchanceté, les meurtres et l’hérésie des sorcières et des sorciers, hommes et femmes», qui se réunissent, croit-on, dans des écoles clandestin­es. Le diable les obligerait, diton, à embrasser son postérieur. Le but de cette supposée secte? Renverser le pouvoir et élire son roi. Une chasse aux sorcières va en découler. « Alors qu’il s’agit de crimes totalement imaginaire­s, la répression terrible est, elle, tout à fait réelle», dit Martine Ostorero.

«Ce que pouvaient faire vraiment ces gens accusés, nous n’en avons pas idée », poursuitel­le. La sorcelleri­e n’existe au fond que par les procès qu’on fait subir à ceux que l’on accuse, selon des récits déjà constitués dans les mentalités. «On criminalis­e sous l’angle de la démonologi­e chrétienne. »

Cette chasse n’est pas inventée à partir de rien. Elle reprend des discours déjà présents, les réinvestit dans un nouvel imaginaire qui se mâtine de traditions locales. Elle met à jour des politiques d’exclusion dont avaient déjà souffert les Juifs, les hérétiques, les apostats et d’autres groupes. La nouveauté est que la sorcelleri­e ne décrit pas un groupe. «N’importe qui peut soudain en être accusé», explique Pau Castell.

Une féminisati­on exagérée

«La féminisati­on de la sorcelleri­e est exagérée», soutient Martine Ostorero au cours du même entretien. On parle facilement de sorcières, mais la réalité des sources historique­s montre une réalité beaucoup plus complexe, selon les régions. «En Suisse romande, au XVe siècle, ce sont 70% d’hommes qui sont incriminés et 30% de femmes seulement.» En Pologne, observe pour sa part Pau Castell, on trouve aussi une majorité d’hommes. «On a théorisé la sorcière avec l’historien Jules Michelet au XIXe siècle et les théories féministes au XXe siècle, mais cela va trop loin», plaide Martine Ostorero.

La femme n’en est pas moins une cible facile de cette Inquisitio­n. «Les femmes sont plus susceptibl­es d’être accusées que les hommes, comme elles le sont davantage pour des questions d’adultère », précise Pau Castell. Le crime de sorcelleri­e est beaucoup utilisé contre les femmes parce qu’on peut accuser un homme de plusieurs autres choses. Mais l’accusation de sorcelleri­e pour une femme est plutôt commode: on pourra facilement dire d’une femme qu’elle est une sorcière parce qu’elle a un savoir qui tient à son rapport avec les ingrédient­s des cuisines, les herbes, les marmites ou parce qu’elles sont des sages-femmes.

Une question de pouvoir

Ce fantasme d’une démonologi­e tient aussi à une volonté de matérialis­er un pouvoir. La sorcelleri­e illustre une volonté de constructi­on de ce pouvoir. Les recherches des dernières années ont montré que le crime de sorcelleri­e est beaucoup plus fréquent dès lors qu’on se trouve loin du pouvoir central, dans des territoire­s ou des principaut­és en marge, lesquelles sont plus ou moins toujours en quête de leur souveraine­té. «On voit que dans les États plus solidement constitués, on fait beaucoup moins de procès pour sorcelleri­e. En revanche, dit l’historien de l’Université de Barcelone, ces procès apparaisse­nt nombreux et meurtriers dans les vallées, dans les régions éloignées. »

Quand la justice est livrée loin des sources des accusation­s, les chances pour les accusés de s’en sortir sont beaucoup plus grandes. Au contraire, «là où le pouvoir n’est pas bien constitué, dans les villes autonomes, en Allemagne par exemple, des milliers de femmes sont condamnées au bûcher ».

Au fond, par l’entremise de ces procès pour sorcelleri­e qui tournent à la boucherie, ce sont deux souveraine­tés symbolique­s qui s’affrontent: celle du roi et des princes chrétiens contre celle du diable. «Là où le roi règne, le diable n’envahit pas la société. Des textes le disent. La majesté royale éloigne le diable», explique Martine Ostorero. Étudier l’histoire de la sorcelleri­e permet ainsi de révéler l’importance et la place du pouvoir solidement constitué dans une société. Et chaque société bien entendu a ses démons.

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BULENT KILIC AGENCE FRANCE-PRESSE Le féminisme a récupéré l’image de la sorcière, même si beaucoup d’hommes ont été pourchassé­s pour sorcelleri­e au Moyen Âge.

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