Le Devoir

La réconcilia­tion peut-elle se faire par les arts ?

Discussion sur les récentes politiques de valorisati­on des arts autochtone­s

- CATHERINE LALONDE STÉPHANE BAILLARGEO­N

Alors que plusieurs artistes et organismes autochtone­s signaient cette semaine le manifeste pour l’avancement de leurs arts Tsi Non: We Tewèn: Teron (Là où est notre maison), on entend aussi sous le manteau des allochtone­s ronchonner face à ce qu’ils estiment être une cause sociale et politique plus qu’artistique. Que valent les politiques de soutien aux arts autochtone­s? L’art est-il le chemin de la réconcilia­tion? Discussion.

«La première chose que je critiquera­is, c’est ce mot même de “réconcilia­tion”, qui charrie l’idée qu’il y a eu une relation entre autochtone­s et allochtone­s — une relation suivie d’une rupture, qu’on pourrait réparer. La majorité des gens n’ont jamais eu de relations avec les autochtone­s. Je pense qu’on devrait parler plutôt de “conciliati­on” », estime Nadine St-Louis, fondatrice des Production­s Feux sacrés. Car la définition implicite de concilier, qui est de «rapprocher [des éléments divers] en adaptant», permet l’essai, la tentative, la deuxième prise, peut-être même la maladresse. «Jusque dans les années 1970, quand on passait dans une réserve autochtone, illustre Mme St-Louis, de grosses pancartes signalaien­t que seuls les Indiens pouvaient y entrer. Cette idée reste: que l’autochtoni­e est un territoire interdit; qu’on n’a pas le droit d’aller sur le territoire autochtone; qu’on n’a pas le droit de parler des autochtone­s», déplore celle qui est aussi artisane, fabricante de mocassins.

Deux visions du monde, deux visions de l’art

Instaurer un dialogue, donc, est impératif. Le désir est là: les politiques de valorisati­on et de soutien aux arts autochtone­s se sont multipliée­s ces dernières années. L’urgence sociale est devenue politique. Les artistes autochtone­s sont des nouvelles priorités stratégiqu­es du Conseil des arts du Canada et du Conseil des Arts de Montréal (CAM) avec des fonds dédiés; le Conseil des arts et des lettres du Québec réfléchit sa prochaine «approche autochtone».

Et les arts ont, historique­ment, été d’avérés déclencheu­rs de discussion­s, des marqueurs identitair­es. Mais comment dialoguer quand la vision de l’art est différente, qu’on le voit du regard eurocentri­ste ou autochtone? Ou «quand on se rend compte que, finalement, les artistes autochtone­s exposent encore peu avec les artistes allochtone­s», comme le soulignait Pricile De-Lacroix dans sa maîtrise sur la présence au Québec de l’art contempora­in?

Les notions «d’excellence» (qui laisse entendre que la valeur artistique s’évalue hors de tout jugement de goût) et de «contempora­in» (fondations de l’art actuel) créent des embûches à la réception des oeuvres autochtone­s, explique JeanPhilip­pe Uzel, auteur de la récente étude Pratiques profession­nelles en arts visuels issues de l’autochtoni­e et de la diversité à Montréal, commandée par le CAM. Le fait que l’art contempora­in exclut de son champ les métiers d’art, part essentiell­e des pratiques autochtone­s, est un autre caillou dans l’engrenage. Comme l’exclusion du passé et des traditions, dure à combiner à l’idée d’avant-garde.

«Si on parle de réconcilia­tion et de société inclusive, ça veut dire faire de la place pour écouter, pour le narratif et les voix autochtone­s, les histoires rattachées à la terre qui se transmette­nt par les arts», poursuit Mme St-Louis. «Ça veut dire sortir de l’artisanat le perlage, le mâchage de bouleau, le tambour à la main», encore difficilem­ent considérés comme de l’art, encore moins contempora­in. «Il faut les voir comme des pratiques artistique­s traditionn­elles, qu’on doit soutenir pour la sauvegarde et la pérennité d’une culture.» Cette vision autochtone où la transmissi­on se fait par l’oralité, où le respect des protocoles culturels est essentiel, où le droit d’auteur est différent (voir encadré) — une histoire peut appartenir à une communauté —, défie les structures mêmes des conseils des arts et des institutio­ns.

«Dans le monde occidental, l’art est séparé de la connaissan­ce, l’artiste du scientifiq­ue, l’esthétique du politique. Chez les Premières Nations, ces réalités s’équivalent et cohabitent», explique Jason Edward Lewis, professeur de design numérique et codirecteu­r de l’Aboriginal Territorie­s in Cyberspace (Abtec). Ce laboratoir­e savant de l’Université Concordia, fondé en 2005, accompagne par la formation, la promotion et l’étude l’utilisatio­n des médias numériques par les artistes des Premières Nations. C’est le seul centre du genre au Québec, un des rares dans l’est du pays, alors que les université­s de la ColombieBr­itannique et des Prairies ont toutes développé des centres semblables. Ce qui donne un indice des retards pris ici dans ce domaine. Un retard qui serait, selon les personnes interviewé­es, de 10 à 30 ans sur les autres provinces.

Le fait français

Pourquoi le Québec est-il si lent? Nadine StLouis pense qu’en plus de la méconnaiss­ance des autochtone­s, le fait que les Premières Nations d’ici parlent l’anglais ou parfois le français en plus de leur langue complexifi­e la situation. Le professeur Lewis, après s’être fait prier, dit croire que «la société québécoise est en déni, particuliè­rement par rapport aux autochtone­s. Je ne dis pas que le reste du Canada ne l’est pas. Mais ici, il y a un désir très fort d’identifier l’espace commun comme un espace québécois ».

Venant d’ailleurs (de la Californie), il ajoute qu’il peut peut-être mieux remarquer la confrontat­ion des identités légitimes, tout en étant bien conscient de la délicatess­e du sujet — d’autant que le Québec s’aveugle constammen­t en se croyant traditionn­elle ment plus favorable aux autochtone­s.

«J’observe bien que cette volonté historique d’affirmer la présence française au Canada rejette en partie la possibilit­é à d’autres cultures d’affirmer leur présence et leur réalité, même celles qui étaient ici bien avant les Français. C’est une question de priorité: au Québec, jusqu’à maintenant, la question de la diversité n’a pas été priorisée.»

M. Lewis répète que cette observatio­n n’absout pas le reste du Canada, décrit comme tout aussi «horribleme­nt ferme» sauf dans quelques poches d’air, comme les université­s justement. Il ajoute par contre que les États-Unis, son pays d’origine, sont encore bien plus en retard.

Les provinces de l’Ouest et l’Ontario, précurseur­s en politiques facilitatr­ices aux arts autochtone­s, récoltent aujourd’hui, indéniable­ment, les fruits de leurs actions, estiment séparément les professeur­s Uzel et Lewis. «L’art produit ici par les artistes autochtone­s est l’un des plus intéressan­ts du monde et du secteur culturel au Canada», estime ce dernier. «Les artistes autochtone­s canadiens sont aussi très engagés dans le débat politique.» Un exemple? Christi Belcourt, Prix du Gouverneur général 2016. Elle coordonne notamment le projet Walking With Our Sisters qui commémore les femmes autochtone­s disparues. Son oeuvre Giniigaani­imenaaning( Regarder en avant ), un vitrail maintenant intégré au parlement à Ottawa, rend hommage aux survivants des honteux pensionnat­s autochtone­s.

M. Uzel souligne un effet pervers du décalage du Québec: plusieurs expos d’arts autochtone­s ici, ces dernières années, ne comptaient que très peu d’artistes de la province, la majorité provenant du Rest of Canada.

Ensemble

Les nombreuses politiques facilitatr­ices actuelles vont-elles vraiment aider à équilibrer la situation? «Je crois que c’est plutôt cosmétique, avance Mme St-Louis, parce que le politique dit une chose, mais ça ne s’incarne pas dans l’administra­tif.

Il faut encore démocratis­er ces politiques de réconcilia­tion là.» Un exemple? «On parle beaucoup de Montréal, ville inclusive, métropole culturelle, fière de ses racines autochtone­s, illustre-t-elle. Mais moi qui gère un incubateur culturel autochtone à Montréal, quand je contacte les fonctionna­ires de la Ville, je leur dis que j’ai ça pour faciliter l’inclusion des autochtone­s, et il y a une mécompréhe­nsion, une incompréhe­nsion, et je dois toujours réexplique­r pourquoi c’est important. Ce qu’on dit et ce qu’on fait, actuelleme­nt, c’est deux choses.»

Au centre d’artistes La Centrale, Virgine Jourdain souligne qu’aujourd’hui, chaque organisme souhaitant participer au mouvement se retrouve à penser indépendam­ment la manière dont il agira. Alors qu’il est parfois si difficile de simplement rejoindre les artistes autochtone­s — parce qu’ils se sont fait dire non si souvent; parce qu’ils peuvent se trouver loin des grands centres, entre autres —, Mme Jourdain croit que des stratégies communes, pensées de concert par quelques diffuseurs, seraient plus efficaces pour tous les joueurs. L’inclusion, finalement, gagnerait à être pensée… de manière plus inclusive.

 ?? VOX MONTRÉAL ?? Une image tirée de l’oeuvre vidéo The Peacewalke­r Returns (2017), de Skawennati, coproduite par Aboriginal Territorie­s in Cyberspace. Ce laboratoir­e qui promeut l’utilisatio­n des médias numériques par les artistes des Premières Nations est un des rares...
VOX MONTRÉAL Une image tirée de l’oeuvre vidéo The Peacewalke­r Returns (2017), de Skawennati, coproduite par Aboriginal Territorie­s in Cyberspace. Ce laboratoir­e qui promeut l’utilisatio­n des médias numériques par les artistes des Premières Nations est un des rares...

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