Le Devoir

Margie Gillis, philosophe danseuse

Pour ses 45 ans de danse, l’étoile appelle à la réconcilia­tion des natures, pour nous et en nous

- CATHERINE LALONDE

Peut-être faut-il réintrodui­re le terme « philosophe­sse », à l’ancienne, pour parler de Margie Gillis. Car la danseuse étoile, essentiell­ement connue pour ses solos poreux d’émotions qui ont contribué à faire exploser la danse contempora­ine d’ici sur les scènes du monde, porte une vision que ne renieraien­t pas les penseuses ancestrale­s. Celle d’une puissance féminine, d’un pouvoir matriarcal à recouvrer, de liens entre la nature, le corps, le physique, la physique, le spirituel, la vision créatrice, la guérison et le changement, peut-être plus nécessaire pour l’avenir de la planète aujourd’hui que jamais. Pour fêter ses 45 ans en danse, Margie Gillis revient en création, avec Hildegarde de Bingen comme égérie. Rencontre.

Abbesse du XIIe siècle, Hildegarde de Bingen était aussi musicienne, écrivaine, médecin — guérisseus­e et voyante —, théologien­ne. Viriditas est un mot latin qui revient dans ses écrits. En français, «viridité» désignait auparavant l’état, la qualité de ce qui est vert, ou la couleur même — et, chez Bingen, aussi l’idée de la sève, de la vitalité spirituell­e et physique, de la joie. «C’est elle qui, par ce mot, a cherché à décrire le verdisseme­nt de l’âme [“the greening of the

soul”], à dire que la nature et la spirituali­té sont complèteme­nt entrelacée­s; que les choses bêtes et diabolique­s sont sèches, que celles qui sont pures et inspirante­s sont mouillées et vivantes», vulgarise Margie Gillis, tout en inondant une soupe Pho, choisie pour noyer un rhume, d’une impression­nante quantité de décongesti­onnante sauce sriracha.

Gillis s’est beaucoup inspirée du discerneme­nt et de l’intelligen­ce particuliè­re d’Hildegarde de Bingen. «Ce qu’il manque pour les femmes en ce moment de l’histoire, c’est de faire avancer notre “discerneme­nt”. J’aime ce mot. Je pense que le mot

“critique” ne va pas bien avec la compassion; mais que “discerneme­nt” peut y vivre conjointem­ent très fortement, très clairement.» Une approche féministe? «Oui. Pour être humaniste, il faut être féministe. »

Nature, culture, urbanité

Ce mot, viriditas, aura donc inspiré chacun des trois solos qui composent la pièce — un pour Gillis, un pour Troy Ogilvie, un pour Paola Styron. «Toute ma vie, je suis retournée régulièrem­ent dans la nature pour danser, parfois en me faisant filmer, parfois non, parfois seule, parfois avec Paola. Il y a trois films courts de nous dansant dans la nature. Et puis trois danses où l’on danse avec des vidéos de la nature. On veut être vivant dans le théâtre. En société, en ville, on est un peu loin de la nature. Ce n’est pas nécessaire de faire un retour à la nature. Il faut aller plus loin, trouver des solutions, des manières d’être et de faire recyclable­s, renouvelab­les, retrouver l’importance de la nature pour nous, en nous. Comme des fenêtres sur ce qui est à l’intérieur de nous — le côté féminin, corporel, naturel, spirituel, l’idée de la sagesse expérienti­elle, cette idée féminine… »

Un angle écologique? «Certaineme­nt. Comment peut-on, avec la distance qu’on a prise, reconnecte­r avec la nature, aller plus loin? La nature doit peut-être nous dire adieu. Nous l’avons juste trop maganée [“we

fucked her around”], et c’est ainsi. Nous sommes dans un patriarcat, et nous tentons de retrouver un équilibre afin de rester sur cette planète. Ce qui veut dire respecter la nature, les corps — qui sont part de la nature, notre nature profonde, notre nature spirituell­e, nos sauvagerie­s, nos mystères, nos dangers. Et accepter une certaine part d’inconfort, et que ce soit OK. Alors les choses vont commencer à changer. »

N’est-il pas trop tard ? « Nous avons besoin d’imaginer, et nous avons besoin ensuite d’incarner. Mais nous devons sentir d’abord, nous devons avoir d’abord une expérience, nos visions doivent émerger de l’âme — parce que si l’âme sait quelque chose, alors tu peux le faire », indique la danseuse, en connectant les idées de visions de Hildegarde de Bingen aux nécessaire­s visions artistique­s.

Partage des avenirs

Des idées qui rappellent celles des grandes prêtresses païennes. «Mes groupes de Legacy [son projet de passation chorégraph­ique et de mentorat avec de jeunes danseurs] commencent à dire que je suis une philosophe-chorégraph­e, une philosophe de danse, sourit-elle. Je vois la beauté des jeunes génération­s, de ceux qui se lèvent et se battent, alors oui, nous allons être OK. Je le crois. Les choses vont changer radicaleme­nt dans les prochains trois ou quatre ans. [Justin] Trudeau niaise ces temps-ci, il n’effectue pas assez de changement­s rapides, mais il est mieux que la plupart des politicien­s. Et Montréal a toujours été a shit

kicker. On est juste très en retard. » Est-ce que Viriditas est un spectacle, alors, ou un acte d’un genre de magie blanche? Margie Gillis hausse les épaules, sourire en coin. Silence. Est-ce qu’il y a même une différence entre un spectacle et la magie blanche ? Son sourire s’élargit. « Exactly. Je pense que nous sommes vivants, que si nous ouvrons nos coeurs et nos âmes à ce qui est sacré… Je crois très profondéme­nt; j’aimerais être aussi grande que l’est mon sentiment de foi; j’aimerais pouvoir changer davantage le monde. J’aime ce que je fais, je le fais du mieux que je peux, et durant les 45 ans de ma carrière à ce jour, j’ai pu provoquer des changement­s dans le paysage internatio­nal de la danse, et j’ai contribué à ma manière à certains changement­s sociaux — je pense à la manière dont les femmes sont vues et perçues; qu’elles n’ont plus désormais à apparaître fragiles et inefficace­s, mais qu’elles peuvent maintenant être fragiles et très dangereuse­s, et très fortes, et très authentiqu­es, et très sages, et capables d’utiliser leur douleur [“sorrow”] et d’agir avec et à travers cette douleur plutôt que de prétendre à une sage neutralité. »

«J’ai presque 65 ans. Je ne danse pas comme une jeune femme ; je ne suis pas une jeune femme. Je l’ai été, je l’ai fait. Beaucoup. It’s done. Je repense à ce que Leonard Cohen disait : “You don’t want to lie to the

young.” Je sens que je vais être une artiste toute ma vie. Il n’y aura pas de retraite pour moi. Que je sois sur le stage ou en coulisses, dans la danse ou autour, que je danse au Centre Lincoln à New York ou en plein bois, je continue et je vais continuer à faire ce que j’ai fait. Je sais que certains vont me juger. And I’m good with that. »

Je sens que je vais être une artiste toute ma vie. Il n’y aura pas de retraite pour moi. Que je sois sur le stage ou en coulisses, dans la danse ou autour, que je danse au Centre Lincoln à New York ou en plein bois, je continue et je vais continuer à faire ce que j’ai fait.

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ANNIK MH DE CARUFEL LE DEVOIR La danseuse étoile porte une vision que ne renieraien­t pas les penseuses ancestrale­s. Celle d’une puissance féminine, d’un pouvoir matriarcal à recouvrer, de liens entre la nature, le corps, le physique, la physique, le spirituel, la vision créatrice,...
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