De la réappropriation du jazz
Danny Grissett et Willie Jones III sont emblématiques du combat contre le racisme amorcé par Marsalis il y a plus de 30 ans
Dimanche dernier, lors du Super Bowl, on a entendu la voix de Martin Luther King dans l’extrait d’un discours prononcé deux mois avant son assassinat. Qui en a fait usage? La compagnie Dodge pour promouvoir la vente d’un de ses V8. Ce geste, qui n’est rien de moins qu’une définition de l’outrage, a été vertement critiqué le lendemain à la faveur d’un éditorial cinglant du New
York Times et d’autres écrits. Cela nous a fait penser à un autre outrage décrié par Wynton Marsalis. Au début des années 1980, il avait créé tout un émoi en clamant qu’il revenait aux Noirs d’Amérique de se réapproprier le jazz, art d’origine noire et pauvre. Son propos plus que justifié avait évidemment scandalisé le « p’tit Blanc » propriétaire exclusif des magazines de jazz qui empochait les espèces sonnantes liées au jazz, il va sans dire, mais aussi celles des musiques du monde, du jazz-rock, etc. Après tout, pourquoi se gêner ?
On se souvient que devant le journaliste qui le questionnait, Marsalis avait montré du doigt les sourires des membres de Spyro Gyra, formation insignifiante qui faisait pour la énième fois la couverture d’un magazine. Il avait pour ainsi dire formulé une déclaration de guerre qui fut amplement applaudie par ses pairs révoltés par le fait que l’abjection s’était en quelque sorte introduite dans l’univers du jazz. D’autant qu’un vice-président marketing d’un conglomérat culturel avait soufflé dans l’oreille d’un journaliste du New York Times qu’en promouvant un Michael Brecker plutôt qu’un Ralph Moore, ou une Diana Krall plutôt qu’une Carmen McRae, il favorisait une augmentation de l’achalandage. Le moteur de celle-ci ? L’identification.
Toujours est-il que la position publique de Marsalis combinée, on insiste, à sa défense par des Elvin Jones, Johnny Griffin, Junior Cook, Clifford Jordan, Bill Hardman, David Murray, Art Blakey, évidemment, Lester Bowie, même s’il n’appréciait guère Marsalis, et beaucoup d’autres eut des conséquences réelles, profondes. À Chicago, autour notamment de la maison Delmark et de l’Association for the
Advancement of Creative Musicians (AACM), à New York, autour des étiquettes High Note et Savant auxquelles se sont joints depuis Smoke Sessions et Small’s, on a assisté à un renouveau.
Au coeur de celui-ci, la composition. On écrit des pièces qui s’inscrivent dans le fil tressé par Ellington, Monk, Coltrane, Rollins, Blakey et consorts, et non par des compositeurs brésiliens, suédois ou libanais. Comment s’appellent-ils? Eric Reed, Jason Moran, Ambrose Akinmusire, Kendrick Lamar, Gerald Clayton, Stephen Scott, Orrin Evans, Javon Jackson… De ce contingent, on a retenu les récents albums signés par le pianiste Danny Grissett et le batteur Willie Jones III. Celui de Grissett s’intitule Remembrance, publié par Savant. Celui de Jones? My Point
Is… sur sa propre étiquette, soit WJIII. Les deux sont emblématiques du combat contre le racisme amorcé par Marsalis il y a plus de 30 ans. Avec Grissett et Jones, nous sommes en compagnie de musiciens extrêmement formés pour faire ce qu’ils font avec brio et une conviction marquée. Leur jazz est ardent. D’entendre une contradiction du jazz d’ambiance fait un plaisir immense.
La soirée à Mack Avenue
Un point d’orgue sur les 60es prix Grammy, où le pianiste Billy Childs a remporté le prix du meilleur album en petite formation pour Rebirth, édité par l’étiquette Mack Avenue. Christian McBride a fait de même pour le meilleur big band avec Bringin’ It, également sur Mack Avenue. Et Cécile McLorin Salvant a été sacrée meilleure chanteuse pour Dreams and Dangers, également sur Mack Avenue. En d’autres termes, le grand vainqueur de la soirée jazz est l’étiquette Mack Avenue.