Ian Lagarde cultive le goût du mystère
Le cinéaste offre avec All You Can Eat Bouddha un premier film aussi insolite qu’appétissant
Quelque chose cloche à l’hôtel Palacio. Ce personnel qui ne dit mot mais n’en pense pas moins, le regard sibyllin. Ces touristes trop bronzés qui suivent docilement le troupeau, l’air égaré. Cet homme, surtout. Cet homme attablé près du buffet qui s’empiffre sans mot dire, «Mike», si monstrueux, si charismatique… Sa parole serait magique et son toucher, miraculeux. Un dieu ? Avec All You Can Eat Bouddha, Ian Lagarde envoûte le cinéphile autant que la clientèle du Palacio.
Directeur photo entre autres sur l’excellent Vic + Flo ont vu un ours de Denis Côté, Ian Lagarde a réalisé plusieurs courts métrages. Sélectionné au Festival international de Rotterdam, Grand Prix Borsos du meilleur film canadien et du meilleur réalisateur au Whistler Film Festival et nommé six fois aux prix Écrans canadiens, All You Can Eat Bouddha est son premier long métrage de fiction.
Tourné à Cuba, le film fait d’un décor familier le théâtre d’un récit énigmatique et déstabilisant. «C’est un flash qui est à l’origine du projet, confie Ian Lagarde. J’étais dans un parc aquatique au Mexique, un genre de tout-inclus, en train de faire une journée de “gringo”. Je ne voyage pas comme ça d’habitude. Bref, je me prélassais dans ce contexte indolent tout en lisant
Siddhartha d’Hermann Hesse. » Pour mémoire, Siddhartha relate l’éveil spirituel d’un protagoniste partageant le même nom que le fondateur du bouddhisme mais qui, ironiquement, refuse de souscrire à cette religion ou à toute autre doctrine existante.
Profonde dichotomie
Comme tous les artistes sensibles à leur environnement, Ian Lagarde ressentit très intensément ce moment de profonde dichotomie. «J’ai soudain pensé que ça pourrait être une bonne idée, ou en tout cas une idée inusitée, de conjuguer ces deux réalités-là: le kitsch profane du lieu où je me trouvais et le kitsch spirituel de ce que je lisais. Je me suis dit que camper une quête initiatique, mystique, dans un hôtel tout inclus, tordre cette quête initiatique dans un endroit qui est tout sauf mystique, ça avait un réel potentiel cinématographique. »
En filigrane, en faisant de son hôtel imaginaire un établissement en proie à la décrépitude, avec rumeur de «nouvelle administration» à l’horizon, le cinéaste tend à l’allégorie.
Ce « tout-inclus » en perdition n’est-il pas à l’image de la civilisation? «Les sociétés se renouvellent pour mieux courir à leur perte, inlassablement.» Pour rendre plus supportable la perspective de l’inéluctable, on crée des divinités.
Aliénation palpable
De réitérer Ian Lagarde, l’univers des resorts lui était alors complètement inconnu. «Je comprends les gens qui y vont, je ne juge pas, mais ce n’est pas pour moi. En cours de recherche, je suis allé dans un vrai tout-inclus. Moi, tu me mets un bracelet autour du poignet et tu me dis : «Sois un enfant et laisse-toi bercer», ça me rend fou. Heureusement, j’y étais avec mes petits frères et, au bout de trois jours, ils m’ont supplié de partir!»
Plaisanterie mise à part, ce sentiment d’aliénation est palpable dans le film. Pour le compte, cela vaut autant pour les voyageurs que pour le personnel du Palacio. «Plus j’explorais les thèmes qui entourent le tourisme, les thèmes qui ont trait au néocolonialisme et aux rapports complexes entre touristes et gens de la place, plus je trouvais la prémisse pertinente. Les employés sont souvent bardés de diplômes et exercent ces emplois-là parce que le salaire est meilleur. La tâche ne va pas avec l’acuité intellectuelle. Sur certaines îles, c’est plus payant de travailler dans un resort que d’être médecin. »
Comme un panoptique
Sur place, Ian Lagarde prit conscience de la surveillance omniprésente dont les touristes faisaient l’objet. «Làdessus, le personnel a une double tâche: veiller à la sécurité des visiteurs, mais aussi les protéger contre eux-mêmes. Les touristes se saoulent et deviennent gagas à un point inimaginable. Ce n’est pas mal intentionné, mais un tout-inclus, c’est un peu comme un panoptique. Il y a là un paradoxe, une ambiguïté, que j’ai voulu explorer. »
On suit le regard pénétrant du maître d’hôtel. Comme lui, on est à la fois révulsé et captivé par Mike. Ludovic Berthillot incarne ce messie taciturne et pansu sur qui tout un chacun projette ses fantasmes. «Ludovic est un personnage dans la vie.
Le personnel a une double tâche : veiller à la sécurité des visiteurs, mais aussi les protéger contre euxmêmes. Les touristes se saoulent et deviennent gagas à un point inimaginable. Ce n’est pas mal intentionné, mais un tout inclus, c’est un peu comme un panoptique. Il y a là un paradoxe, une ambiguïté, que j’ai voulu explorer. IAN LAGARDE
En le rencontrant, j’ai su qu’il devait jouer Mike. En plus, il a été G.O. dans un Club Med pendant des années. Ça ne s’invente pas. »
Film d’ambiance
La parole rare, Mike est à l’image d’un film dont les silences bruissent et résonnent grâce à la brillante conception sonore de Sylvain Bellemare (Arrival). «C’est un film d’ambiance. Au montage, avec Mathieu Grondin, on s’est aperçus que plus on enlevait de dialogues, plus ça devenait fort. Le scénario n’est qu’une première écriture. Le tournage est la seconde et le montage, la troisième, et chacune contribue à affiner l’identité du film.»
Une identité, en l’occurrence, élusive, et pourtant très affirmée, pour demeurer dans les paradoxes. Entre Teorema de Pasolini et La grande bouffe de Ferreri, la proposition de Ian Lagarde parvient à évoquer sans perdre sa personnalité ni livrer toutes ses clés.
Mike mange-t-il jusqu’à ce que mort s’ensuive? Ou jusqu’à atteindre un état de transcendance ?
Fasciné, on s’interroge, conscient qu’il y a là plus que ce que les yeux voient. Perspective d’un second, d’un troisième visionnement… Voilà un premier film qui, oui, ouvre l’appétit. All You Can Eat Bouddha sera à l’affiche le 16 février.