Le roman pachydermique de Paul Auster
4321 plonge dans l’Amérique d’hier pour mieux saisir celle d’aujourd’hui
C’est un monstre, un roman pachydermique que ce 4 3 2 1, de Paul Auster, avec ces 1020 pages, tressées serré, qui en font un objet paradoxal, beaucoup plus lourd et malcommode à tenir qu’à lire. Heureusement.
Forme et fond sont pourtant en parfaite cohérence dans ce projet littéraire titanesque, le projet d’une vie qui en rassemble au final quatre, celles d’Archibald Isaac Ferguson, petit-fils d’un immigrant juif d’origine russe, né à Newark dans la banlieue de New York un 3 mars 1947 — tiens, au même endroit et à un mois de différence exactement avec Auster — et dont l’auteur de la Trilogie new-yorkaise expose ici la possibilité de quatre destins.
Un personnage, quatre versions de sa jeunesse qui traverse la fin des années 1940 jusqu’au début des années 1980, mais surtout les petits et grands moments qui ont façonné l’identité de l’Amérique: la guerre froide, celle du Vietnam, la conquête de l’espace, l’assassinat de Kennedy, la révolte des étudiants, l’affirmation des droits civiques. Entre autres.
Il faut rester accroché solidement au fil de ces trajectoires qui se déclinent dans des chapitres marqués comme des mises à jour de logiciel — 1.1, 1.2, 4.3, 5.4… — et dans lesquels«Archie»avanceetse construit, dans une multiplicité de présences, au contact d’un entourage souvent similaire — tante Mildred, Amy, Andy, la cousine Betty, le clan Adler — et surtout au gré de contingences, sans doute plus que de hasards, qui forgent les modulations de ces vies. Comme les embranchements aléatoires pris par une goutte d’eau sur une vitre.
Qu’il soit le 1, le 2, le 3, le 4 ou inversement, Archie est tantôt au coeur d’une constellation, tantôt le résultat de ses ruptures, il est parfois timide et mélancolique, parfois vif et obstiné, mais reste surtout attaché au monde de l’écriture, de l’éducation et du savoir, avec des
frontières troubles entre ses récits fictifs et la vie de Paul Auster, qui livre sans doute ici un de ces romans les plus personnels. Archie est habité par le monde du cinéma, celui du baseball et du basketball. Il est un séducteur. Il est accroché aux grands auteurs du siècle dernier, comme Hemingway. Il est aussi fasciné par la culture française, attiré par la France, comme l’a été Auster dans une adolescence aujourd’hui lointaine pour le romancier de 70 ans, mais dont on comprend, au milieu de la brique, qu’elle est ici exposée, revisitée dans ses réalités alternatives. Un des personnages écrit même un livre intitulé 4 3 2 1, pour ajouter du poids à la mise en abyme. Un autre est confronté à la mort d’un camarade de camp d’été, frappé par la foudre alors qu’il passe sous un fil barbelé dans un champ. Paul Auster a vécu la chose l’année de ses 14 ans. Il suivait cet enfant pour se mettre à l’abri d’un orage. Une fraction de seconde et la mort était pour lui, raconte-t-il depuis, toujours habité et hanté par l’instant.
Exercice de style sur la mouvance des identités, journal d’un New-Yorkais savourant les possibles que l’énergie d’une mégalopole lui offre et mettant ses préoccupations quotidiennes en symbiose avec son espace géographique et culturel, cartographie intime des ramifications, le mégaroman de Paul Auster, dont la dernière fiction, Sunset Park (Actes Sud/Leméac), remonte à sept ans, a les phrases longues et les digressions nombreuses sur l’être, le devenir et, sans doute un peu trop, sur les petites et grandes banalités du quotidien. Mais il porte aussi une critique sociale à fleur d’un texte qui, en plongeant dans l’Amérique d’un autre temps, raconte surtout celle d’aujourd’hui, dans la persistance de ses dérives les plus odieuses.
Que le héros soit un Ferguson n’est sans doute pas un hasard. Archibald partage ainsi son patronyme avec le nom de cette ville du Missouri à l’origine des émeutes raciales de 2014 et où a pris racine le mouvement Black Lives Matter. Il accompagne aussi, dans l’ensemble de ses facettes, une réflexion subtile sur l’affaissement intellectuel qui affecte cette démocratie en crise, sur le mépris des pauvres ou de l’intelligence, sur la lente décrépitude d’un système d’éducation qui ouvre la voie autant à la bêtise qu’à une ploutocratie se nourrissant des abus, des clivages et d’une haine raciale reçue en héritage. Des trajectoires constantes que si peu, finalement à l’en croire, pourrait faire dévier.
En guise d’introduction, Paul Auster inscrit en effet l’identité de son personnage dans cette vieille blague qui court depuis des lunes dans les cercles juifs new-yorkais et qui raconte l’histoire d’Izaac Reznikoff, juif russe venu chercher l’espoir d’une vie meilleure en Amérique. Quand il débarque le premier jour du XXe siècle à Ellis Island, un compagnon d’exil l’invite à laisser tomber son patronyme à la tonalité trop étrangère pour se faire enregistrer sous le nom de Rockefeller. Afin de vivre plus facilement son rêve. Or, une heure d’attente compromet le projet. Quand son tour arrive et que les autorités lui demandent son nom, il se frappe la tête et laisse tomber en yiddish, Ikh hob fargessen (j’ai oublié), devenant ainsi un nouvel Américain baptisé Ichabob Ferguson, ou ce grain de sable qui bouge en entraînant avec lui tous les autres…