Les technologies analogiques toujours de mise
Martine H. Crispo et Kristiina Lahde explorent des phénomènes perceptuels et de langage
Il y a cette idée reçue que, malgré l’attraction de leur nouveauté et de leurs capacités, les technologies du numérique ont une dette envers les anciennes de l’analogique. Les technologies apparaissent ainsi sans totalement effacer les précédentes, mais en les incorporant et en les redéfinissant, voire en les célébrant.
Dans les voies bien distinctes qu’elles embrassent, les deux expositions en cours chez Oboro se prêtent à ce genre de considérations. Sauf qu’ici, l’âge des technologies est confondu, les anciennes permettant aussi bien de revisiter les plus récentes du numérique, d’en avoir d’autres perspectives.
Son optique
Martine H. Crispo est une artiste du son qui est passée de la performance à l’installation, ce qui lui permet d’occuper des espaces d’exposition comme présentement dans la salle principale. À cette pièce maîtresse, la commissaire Nicole Gingras propose un complément qui prend la forme d’une programmation de trois vidéos d’art, projetées en continu dans une salle adjacente habituellement réservée à des événements ponctuels.
C’est dire en partant que l’exposition engage une expérience différente de ce lieu maintes fois visité. Pour mémoire, Oboro est fidèle à cette adresse rue Berri où il s’est établi en 1992 et qu’il ne compte pas quitter, évoquant entre autres un génie des lieux. Cette préoccupation pour l’espace n’est pas anodine pour aborder l’oeuvre de Martine H. Crispo, qui résulte d’une résidence de six semaines dans la grande salle qui lui est réservée.
Elle y a mis au point les réglages d’un dispositif qu’elle explore depuis quelques années pour travailler le son optique — une technique parente du son optique analogique primitivement exploité sur film en cinéma. Son but: dévoiler la matière sonore de la lumière. Une des conditions préalables pour que la «magie» de cette apparition opère est la noirceur, dans laquelle l’artiste se plonge volontiers, nous conviant à le faire à notre tour.
Rudimentaire mais capricieux, le dispositif, composé de DEL, d’une lentille dichroïque, d’une photodiode et d’un circuit électrique, s’efface derrière les sonorités, les ombres et les lumières qui évoluent dans une danse aléatoire activée par une programmation. Le registre strident des sons pourra surprendre, et même déranger, tout en motivant une curiosité plus grande pour les phénomènes produits, si fugaces soient-ils. L’espace est ainsi redéfini avec amplitude et sobriété, ce que permet de mieux jauger la mise en mouvement de soi.
La qualité d’attention activée dans l’installation rend encore plus savoureuses les vidéos monobandes présentées dans l’autre salle. Le programme est judicieusement composé par Nicole Gingras, experte établie dans ce genre de chose, qui a voulu enrichir la réception de l’oeuvre de Crispo avec des productions qui travaillent des enjeux voisins, autour du son, du mouvement et de la durée.
Les oeuvres de Mika Taanila, de Diane Morin et de Joost Rekveld ont en commun d’exploiter les moyens analogiques du film et de la vidéo. Elles fascinent par leurs intrigantes mises en image de phénomènes mécaniques et électromagnétiques qui puisent dans l’univers des machines, comme ces graciles automates dans la vidéo de Morin, une évocation saisissante de l’intelligence artificielle.
Son solo
Le premier solo à Montréal de Kirstiina Lahde, qui est surtout active sur la scène torontoise, révèle son attrait pour les instruments de mesure et la fourniture de bureau. Elle en compose des oeuvres soignées qui font voir d’autres motifs, révélant les codes de langages correspondants. Sa démarche en elle-même épouse des méthodes réglées découlant de systèmes. Par exemple, en image ou en sculpture, des règles formant des lignes et des cercles écrivent du code binaire 01 ou esquissent dans l’espace un dôme géodésique. La plus notable des oeuvres est
Circulate, qui est faite de plusieurs assemblages posés au mur, de petites ellipses qui en forment ensemble une grande. Chacun des éléments est composé de cartes-index de classement bibliothéconomique, vestige d’une époque révolue trouvé par Lahde. Avant d’être reléguées, les cartes ont été marquées d’un trait de crayon que l’artiste a suivi pour les mettre bout à bout, engendrant les figures oblongues, à plus ou moins grandes ouvertures. L’oeuvre emboîte ainsi joliment des allusions à l’objectif de la caméra ou au télescope fouillant le cosmos, et à la classification Dewey, un système revu depuis par l’ordinateur.
En plus d’un corpus récent, la commissaire Claudine Hubert a tenu à présenter une oeuvre de 1999, le coup de coeur qui lui a fait découvrir l’artiste. Elle s’offre d’ailleurs en préambule, couvrant obstinément en grille les murs de post-it, carrés jaunes où se lit simplement « I love
you ». Les mots manuscrits tranchent avec le caractère réglé et banal du dispositif. Conçue à une époque où les médias sociaux n’avaient pas encore par leur automatisme épuisé la portée de cette déclaration, l’oeuvre fait aujourd’hui autrement réfléchir.