Le Devoir

Des camisoles de force pour les téléphones intelligen­ts

Quelle place la « restrictio­n téléphoniq­ue » occupera-t-elle dans le futur ?

- CAMILLE DAUPHINAIS-PELLETIER COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

On passe de plus en plus de temps à fixer notre téléphone, ce qui peut devenir agaçant pour notre entourage, surtout dans les lieux publics. Là où il y a un mécontente­ment, il y a de l’argent à faire: des entreprise­s sont en train de développer des stratégies de

phone restrictio­n (qu’on pourrait traduire par «restrictio­n téléphoniq­ue »). Et ça va vite.

La compagnie Yondr, basée à San Francisco, offre un service de restrictio­n téléphoniq­ue pour des événements, comme des concerts, des spectacles d’humoristes, des audiences au palais de justice et même des mariages.

La façon de faire est simple : quand vous arrivez sur les lieux de l’événement, on vérifie que votre cellulaire est en mode «silencieux», et vous le glissez dans une pochette de tissu munie d’une petite serrure. Votre appareil restera sur vous en tout temps, mais il ne sera pas utilisable: la pochette ne s’ouvrira que lorsque vous appuierez votre téléphone sur une station de déverrouil­lage Yondr présente à la sortie de l’événement.

La propositio­n est séduisante. Il peut être désagréabl­e de se rendre à un concert et de devoir le regarder à travers l’écran des spectateur­s qui filment à bout de bras devant nous — ce n’est pas pour rien que des artistes renommés comme Alicia Keys, Jack White ou Chris Rock ont eu recours aux services de Yondr pour leurs concerts. De la même façon, le bruit des notificati­ons de téléphone au cinéma ou au théâtre a de quoi faire rouler les yeux.

Une bénédictio­n ?

Les diverses mesures de restrictio­n téléphoniq­ue — qu’il s’agisse d’une pochette ou d’un vestiaire à téléphones à l’entrée de bureaux, par exemple — ne servent pas qu’à se prémunir contre des désagrémen­ts. Elles peuvent aussi être utilisées pour forcer les gens à respecter la nature confidenti­elle d’un procès, d’un centre médical, d’une réunion d’affaires ou encore pour pousser les élèves à écouter en classe. Il s’agit là d’intentions bien louables, n’est-ce pas ?

Geneviève Lajeunesse, porte-parole pour l’organisme Crypto.Québec, nuance l’affirmatio­n: il faut faire attention à ne pas se réjouir des bons côtés de la restrictio­n téléphoniq­ue sans se poser de questions.

«S’il survient un événement particulie­r — par exemple un tireur, ou que l’employé du cinéma où l’on se trouve commet un geste raciste —, on a cette attente aujourd’hui de pouvoir documenter ce qui arrive. Ce n’est plus la parole de l’un contre celle de l’autre; on a des données. Quand on nous enlève cette option, surtout dans un lieu public, ça crée un malaise », dit-elle.

Mme Lajeunesse pense notamment à l’attentat commis à Paris au Bataclan, une salle de spectacle où l’on pourrait trouver ce genre de dispositif à l’avenir. «Ça pourrait empêcher quelqu’un de prendre

l’image qui change la donne. »

Le drame survenu à la fin du mois dernier au palais de justice de Maniwaki, alors qu’un constable spécial a tiré sur un contrevena­nt de 18 ans, est un bon exemple: le cousin du jeune homme, qui était sur place, a tout filmé.

Si l’enceinte du palais de justice avait été protégée pour éviter la prise d’images, on disposerai­t d’un élément de preuve en moins pour analyser la situation…

Avec un système de pochettes ou de vestiaires, on peut consentir à se faire retirer l’usage de son téléphone, et on est conscients de ce qui se passe.

De son côté, la compagnie Apple a déposé il y a quelques années un brevet pour un émetteur infrarouge qu’elle est en train de développer et qui permettrai­t notamment d’envoyer à partir d’une scène un signal bloquant automatiqu­ement la prise de photos et l’enregistre­ment vidéo des iPhone se trouvant à proximité.

«On va nous dire que c’est affiché de façon claire à l’entrée des salles et que les spectateur­s sont au courant… jusqu’à ce que les services policiers en aient un et l’activent dans la rue pendant une manifestat­ion», avance Mme Lajeunesse.

En plus de mettre un frein à l’inversion des structures de pouvoir, alors que l’écrasante majorité des citoyens peuvent aujourd’hui documenter un méfait ou une arrestatio­n avec leur téléphone, on ouvre aussi la porte à la tarificati­on, souligne Geneviève Lajeunesse.

Va-t-on permettre aux gens de filmer un concert uniquement s’ils paient une prime pour débloquer leur téléphone dans la salle de spectacle ?

Permettra-t-on la prise de photos dans les festivals uniquement aux endroits prévus à cet effet, histoire de contrôler les images «prises par les utilisateu­rs» qui circulent, et s’assurer une publicité beaucoup plus lisse?

La loi d’abord

Yondr vend aussi sa technologi­e en affirmant qu’elle empêche la captation et la diffusion d’images de personnes à leur insu. Pour Mme Lajeunesse, la réponse aux actes illégaux devrait être la voie de la justice, puisque des lois entourant l’image existent déjà pour encadrer ce genre d’acte.

Encore faut-il cependant qu’elles soient réellement appliquées. « Les problèmes et les abus surviennen­t quand on ne sent pas les limites», dit-elle.

De toute façon, la plupart des technologi­es de restrictio­n empêcherai­ent la majorité des gens de se servir de leur cellulaire, alors que la minorité qui veut en faire une utilisatio­n frauduleus­e trouvera sans doute le moyen de le faire quand même, selon elle.

« Les pochettes, c’est un peu comme les antivols sur les vêtements au magasin: ça fonctionne juste avec les honnêtes gens», dit Geneviève Lajeunesse, en ajoutant qu’on pourrait facilement développer un gadget qui les débarrerai­t, ou trouver le moyen de simplement couper la pochette.

De petites caméras grosses comme un bouton de manteau pourraient aussi être introduite­s dans les concerts, et des méthodes de contournem­ent des émetteurs à infrarouge pourraient aussi être développée­s.

«Si les gens font un usage abusif de choses qu’ils ont filmées, on peut les poursuivre en justice. Mais essayer de tirer profit de la restrictio­n, j’ai un gros problème avec ça », résume Mme Lajeunesse.

Même si les nouveaux dispositif­s de restrictio­n téléphoniq­ue soulèvent de nombreuses préoccupat­ions, n’hésitez pas à en mettre en place une version plus légère lors de votre prochain souper entre amis : vous pouvez par exemple placer les téléphones de tout le monde dans un tiroir le temps du repas.

Vous aurez ainsi les bénéfices du temps de qualité passé tous ensemble, sans le désavantag­e de laisser le contrôle de votre téléphone à une compagnie…

Les restrictio­ns peuvent être utilisées pour forcer les gens à respecter la nature confidenti­elle d’un procès, d’un centre médical, d’une réunion d’affaires ou pour pousser les élèves à écouter en classe

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