Le Devoir

Trudeau et deux ministres accusés d’ingérence

L’acquitteme­nt d’un fermier blanc du meurtre d’un Autochtone fait débat au parlement

- MARIE VASTEL Correspond­ante parlementa­ire à Ottawa

Le gouverneme­nt Trudeau se défend d’avoir dépassé les bornes, en déplorant publiqueme­nt le récent acquitteme­nt d’un fermier blanc de Saskatchew­an qui a abattu un jeune Autochtone il y a deux ans. Les libéraux arguent qu’ils ont simplement fait preuve de «compassion». L’opposition, elle, les accuse d’« ingérence politique ».

Le verdict est tombé vendredi dernier. Gerald Stanley, 56 ans, a été reconnu non coupable du meurtre de Colten Boushie, 22 ans, qu’il a tué d’une balle derrière la tête alors que le jeune se trouvait sur son terrain privé en compagnie de quatre amis autochtone­s au mois d’août 2016. Les douze jurés retenus pour ce procès étaient de race blanche.

En soirée vendredi, Justin Trudeau et ses ministres réagissaie­nt sur Twitter. «Je ne peux imaginer la douleur et la tristesse que ressent la famille Boushie ce soir», se désolait le premier ministre. «Comme pays, nous pouvons et nous devons faire mieux», renchériss­ait la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould. «Des nouvelles accablante­s», écrivait la ministre des

Services autochtone­s, Jane Philpott, en plaidant que tous doivent «en faire davantage pour améliorer la justice et l’équité pour les Canadiens autochtone­s ».

La réplique n’a pas tardé. Certains avocats ont jugé la réaction fédérale « inappropri­ée ». La conservatr­ice Cathy McLeod a martelé sur Twitter qu’il fallait «laisser se dérouler les multiples étapes d’un processus judiciaire indépendan­t sans ingérence politique ».

De retour aux Communes lundi, les libéraux se sont défendus d’avoir erré en ce sens. «J’ai ressenti de la compassion», s’est défendue la ministre Wilson-Raybould. «Et je voulais prendre acte de cette compassion et affirmer — pour tous les individus, pas seulement pour la famille Boushie — pour tous ceux qui se sentent lésés par le système de justice pénale, que j’entends leurs voix, que nous devons faire mieux et que nous y sommes déterminés. »

Les gazouillis des libéraux citaient cependant le nom de la famille Boushie. Si bien que Justin Trudeau a été chahuté, en Chambre, lorsqu’il a plaidé s’abstenir de réagir à la cause du jeune Autochtone. «Bien qu’il soit complèteme­nt inappropri­é de commenter les particular­ités de cette cause, nous comprenons qu’il existe des problèmes systémique­s au sein de notre système judiciaire criminel auxquels nous devons nous attaquer. Nous sommes déterminés à faire une vaste réforme », a dit le premier ministre, sous le tapage de l’opposition.

Car de l’avis des bloquistes aussi, le gouverneme­nt aurait dû «respecter les tribunaux» et éviter «de critiquer» le système pénal. S’il y décèle des incongruit­és, «qu’il propose quelque chose pour le modifier, l’améliorer», a sommé le député Gabriel Ste-Marie.

Les sorties de Justin Trudeau et de ses ministres ont également étonné l’avocat criminalis­te Jean-Claude Hébert, qui estime qu’ils auraient mieux fait de faire preuve d’une «saine retenue». «C’est de l’ingérence dans le travail judiciaire, qui est censé être totalement indépendan­t», s’est-il inquiété en entretien avec Le Devoir, en notant que ces commentair­es surviennen­t alors que la cause Boushie pourrait encore être portée en appel en Saskatchew­an. «Il y a une pression, même inconscien­te, qui s’exerce sur les juges quand le débat prend le chemin de la place publique.»

Le néodémocra­te Charlie Angus estime toutefois qu’il est de la «responsabi­lité des politicien­s» de dénoncer un problème d’«injustice systémique plus large» comme celui que traduit le verdict rendu vendredi.

Des changement­s réclamés

Une part de la solution, selon la famille Boushie, serait d’en finir avec les récusation­s péremptoir­es — ces procédures qui permettent à la défense et à la couronne de rejeter certains candidats-jurés sans explicatio­n.

Au procès de Gerald Stanley, la défense a rejeté tous les candidats-jurés qui semblaient avoir des traits autochtone­s. Certains hommes blancs d’âge moyen et des jeunes femmes ont aussi été écartés, selon le Globe and Mail.

«C’est la goutte qui a fait déborder le vase avec ce jugement-là. Surtout le fait que, dans une province comme la Saskatchew­an, la juridictio­n au pays qui a la plus haute concentrat­ion d’autochtone­s au sein de la population, qu’on ait un jury qui est essentiell­ement composé de personnes de race blanche. Ça démontre qu’il y a des correctifs importants à apporter», a scandé Ghislain Picard, de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, en marge de la commission Viens à Montréal.

La sous-représenta­tion des personnes autochtone­s au sein des jurys du pays était déjà critiquée en 1999 par un rapport d’enquête au Manitoba coprésidé par l’ancien juge devenu sénateur Murray Sinclair. Puis à nouveau en 2013, dans un rapport ontarien rédigé par l’ancien juge à la Cour suprême Frank Iacobucci. Tous deux recommanda­ient notamment de se débarrasse­r des récusation­s péremptoir­es, concluant qu’elles écartaient les autochtone­s de façon discrimina­toire.

La ministre de la Justice a indiqué qu’elle « étudiera définitive­ment » la question.

« On ne peut pas assumer qu’une personne a un parti pris en se fiant à la couleur de sa peau », fait valoir Chris Tollefson, professeur de droit autochtone à l’Université de Victoria. Cet ancien avocat de la défense reconnaît que les parties doivent pouvoir exclure certains jurés, mais il propose que ce soit fait à la suite d’un interrogat­oire bonifié plutôt qu’en un simple coup d’oeil qui n’a pas à être justifié.

La réforme devra de surcroît être plus large, insiste M. Tollefson, qui propose qu’Ottawa charge un groupe de travail de proposer une série de changement­s pour «s’attaquer aux plus grands défis ».

La famille de Colten Boushie est du même avis. Sa mère, sa cousine et son oncle étaient à Ottawa lundi et mardi pour rencontrer le premier ministre et les ministres responsabl­es des Affaires autochtone­s de même que de la Justice et de la Sécurité publique.

La cousine de la victime, Jade Tootoosis, ne sait pas si la présence d’Autochtone­s au sein du jury aurait changé quelque chose au verdict. « Peut-être. Mais on ne le saura jamais. »

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